Perspective internationale

Suisse

Droits territoriaux en Suisse (sous le régime des cantons souverains)

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Cantons suisses
©Jacques Leclerc 2018

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Site web de référence: http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/suisse.htm

La Suisse et le Canada ont des points communs. Ce sont deux pays décentralisés, avec plus d'une langue officielle. La Suisse forme aujourd'hui une république fédérale composée de 23 cantons : elle est appelée officiellement Confédération suisse (mais avant le 18 avril 1999 : la « Confédération helvétique »). Le Canada est une monarchie constitutionnelle formée de 10 provinces et de trois territoires. Le Canada porte le nom officiel de Confédération canadienne. Les 23 cantons suisses sont l'équivalent des provinces canadiennes, sauf qu'ils constituent des États souverains, la Suisse étant une confédération, le Canada, une fédération. Comme dans le cas des provinces du Canada, chacun des cantons suisses dispose de son parlement, de son système judiciaire, de sa fonction publique, etc.

De plus, chacun des cantons suisses a choisi une ou plusieurs langues officielles. Pour ce qui est des cantons officiellement unilingues, on compte 14 cantons allemands (Bâle-Ville et Bâle-Campagne, Solothurn, Aargau, Luzern, Unterwald, Uri, Glarus, Zoug, Schwyz, Zürich, Thurgau, Schaffhausen, Saint-Gall, Appenzell), quatre cantons français (Genève, Vaud, Neuchâtel et Jura), un canton italien (Ticino). Les cantons bilingues allemand-français sont Berne/Bern, Fribourg/Freiburg, Valais/Wallis. Seul le canton des Grisons est trilingue : allemand, italien et romanche. C'est pourquoi la Suisse porte officiellement quatre noms: Suisse(fr.), Schweiz (all.), Svizzera (ital.) et Svizra (romanche).

Langues officielles en Suisse

En vertu de l'article 70 de la Constitution suisse, il y a quatre langues officielles : « Les langues officielles de la Confédération sont l'allemand, le français et l'italien. Le romanche est aussi langue officielle pour les rapports que la Confédération entretient avec les personnes de langue romanche. » Plus précisément, le romanche est une « langue officielle régionale ».

Au point de vue linguistique, on dénombre en Suisse 57,3 % de germanophones, 20,7 % de francophones, 3,5 % d'italophones, 0,4 % de Romanches et 18,1 % de personnes parlant d'autres langues (serbo-croate, portugais, espagnol, turc, etc.). Il faut comprendre que les germanophones ne parlent pas l'allemand comme langue maternelle, mais l'une des nombreuses variétés du Schweizerdeutsch (ou Schweizerdütsch), appelé en français le suisse alémanique ou suisse allemand, en anglais le Swiss German, mais ils écrivent toujours en allemand standard.

Les francophones parlent et écrivent le français standard, mais les italophones parlent une variété dialectale et très locale de l'italien (d'ailleurs différent selon les vallées et pratiquement inintelligible pour un Italien) dans une proportion d'environ 80 %; les autres parlent un italien régional (celui du Tessin ou celui des Grisons), mais tous écrivent en italien standard.

Pour leur part, les Romanches (0,5 %) habitent le canton des Grisons, sont dispersés ça et là dans les montagnes ou dans des communes peu peuplées et relativement pauvres.  Leur langue, le romanche, est d'origine latine (comme le français et l'italien), mais elle est fragmentée en cinq variétés intercompréhensibles : le sursilvan (vallée du Rhin antérieur), le vallader (en Basse-Engadine), le surmiran (dans les Surses et la vallée de l'Alvra), le sutsilvan (dans la vallée du Rhin postérieur) et le putèr (en Haute-Engadine). Les cinq variétés de romanche demeurent néanmoins étroitement apparentées. En 1982, la Lia Rumantscha (ou Ligue romanche) a créé un romanche normalisé, appelé le Rumantsch Grischun.

Cela dit, on peut affirmer qu'en Suisse il n'y a pas de « minorité linguistique », car au plan local les germanophones, les francophones, les italophones et les locuteurs du romanche constituent une majorité. C'est donc à l'échelle du pays qu'on peut parler de minorité (français, italien et romanche) et de majorité (allemand).

Territorialité linguistique suisse

Le droit constitutionnel suisse s'articule autour de quatre grands principes : l'égalité des langues, la liberté des citoyens en matière de langue, le principe de la territorialité des langues et la protection des langues minoritaires.

En vertu du principe d'égalité, les trois langues officielles au niveau fédéral ont le même statut juridique : elles sont égales en droit. Selon le principe de liberté (d'expression), tous les citoyens suisses ont le droit de pratiquer la langue qu'ils veulent, mais dans les faits la jurisprudence des tribunaux fédéraux a toujours privilégié le principe de la territorialité des langues aux dépens de la liberté d'expression. La territorialité des langues, le troisième principe, constitue l'élément fondamental du droit linguistique suisse. On distingue quatre zones linguistiques (voir la carte) en principe unilingues : une zone allemande, une zone française, une zone italienne et une zone romanche. En Suisse, il n'existe aucune zone ou district bilingue. Même dans une ville traversée par la frontière linguistique (Fribourg et Bienne), les districts unilingues subsistent et respectent cette frontière que les Suisses s'amusent à appeler la Röstigraben, la « barrière de roesti » (ces galettes de pommes de terre râpées rissolées à la poêle).

Cela signifie que les autorités fédérales et cantonales ne doivent jamais faire en sorte de modifier les frontières linguistiques reconnues. Ainsi, les frontières linguistiques n'ont à peu près pas bougé depuis mille ans. En Suisse, la pratique consacre la suprématie de la séparation territoriale des langues sur toute autre considération. Ce n'est pas le gouvernement fédéral qui détermine les frontières linguistiques, mais les cantons qui, parfois, peuvent déléguer leurs pouvoirs aux communes, comme dans celui des Grisons. Enfin, quatrième principe, il est établi, selon le droit suisse, que la Constitution garantit le maintien des quatre langues nationales et prend les dispositions nécessaires pour protéger particulièrement l'italien et le romanche. Ici, on peut faire le rapprochement avec le système canadien : c'est le gouvernement fédéral qui protège toutes les minorités de langue officielle, peu importe la province concernée.

Autorités fédérales

Comprenons bien que le gouvernement fédéral suisse est quadrilingue, les cantons généralement unilingues, mais certains sont bilingues et un seul est trilingue.

En principe, toutes les langues officielles ont droit de cité au Parlement fédéral de Berne. Les députés s'expriment dans la langue de leur choix. La représentation des germanophones étant majoritaire, l'allemand reste la langue la plus souvent employée; les parlementaires francophones utilisent généralement le français, alors que ceux de langue italienne, par souci d'efficacité, ont tendance à recourir au français ou à l'allemand. Quant au romanche, il reste à peu près inusité, mais il n'est pas interdit. Le Parlement fédéral dispose d'un système de traduction simultanée pour l'allemand, le français et l'italien, mais non pour le romanche. Un député qui s'exprime en romanche n'est donc pas compris par ses collègues non romanches. Toutes les lois sont promulguées et publiées simultanément — sauf exceptions — dans les trois langues officielles importantes que sont l'allemand, le français et l'italien. Depuis de nombreuses années, la plupart des textes législatifs sont préparés en allemand, puis traduits en français et ensuite en italien; il est rare que des projets de loi soient rédigés à l'origine en français ou en italien. Par ailleurs, bien qu'aucun projet de loi ne soit rédigé originellement en romanche, certaines lois sont également traduites dans cette langue depuis 1988. Au Canada, les lois sont rédigées à la fois en anglais et en français; elle sont rarement traduites, sauf en cas de force majeure.

Bien que le gouvernement fédéral suisse soit trilingue (régionalement quadrilingue), l'usage des langues se révèle bien différent de ce qu'il est au Canada où l'on pratique un bilinguisme institutionnel sur toute l'étendue du territoire. En Suisse, il faut distinguer l'Administration fédérale centralisée dans la capitale (Berne) et l'Administration fédérale décentralisée et répartie dans les différents cantons.

L'Administration centrale est trilingue (allemand, français, italien) : elle répond dans la langue utilisée par le citoyen, que ce soit par écrit ou à l'oral. L'Administration fédérale est tenue d'utiliser le romanche lorsqu'elle s'adresse à l'ensemble de la population romanche. Ainsi, l'application de ce type de bilinguisme (ou trilinguisme ou quadrilinguisme) reste similaire à celui du gouvernement fédéral canadien.

Cependant, dans ses contacts avec une administration décentralisée (hors de la capitale), le citoyen suisse doit se plier au principe de la territorialité, ce qui se révèle très différent du bilinguisme administratif appliqué au Canada par le gouvernement fédéral. L'Administration suisse décentralisée ne travaille que dans la langue du canton, sauf si celui-ci est bilingue. Ainsi, un francophone ne peut exiger un service fédéral en français dans une ville alémanique; de même, un germanophone ne peut demander un service en allemand, par exemple, à Genève, une ville de langue française. Au Canada, il n'y a pas d'« administration fédérale décentralisée ».

En matière judiciaire, dans tous les tribunaux fédéraux, les citoyens suisses ont le droit d'utiliser leur langue maternelle. Le Tribunal fédéral est donc trilingue; il accepte même les documents rédigés en romanche et les fait traduire aux frais de la Caisse fédérale. Toutefois, même si un procès peut se dérouler en deux langues, le Tribunal fédéral ne rend ses sentences écrites que dans une seule : celle de la « partie attaquée » (ou partie défenderesse). Que ce soit pour les causes relevant du droit public, du droit civil ou du droit pénal, le Tribunal fédéral rédige toujours ses arrêts dans la langue (allemand, français, italien ou romanche) de la « décision attaquée », et ce, peu importe le canton où se déroule le procès. L'éducation reste de compétence cantonale et, comme au Canada, ne concerne pas le gouvernenent fédéral.

En mars 2001, le Parlement fédéral a adopté une loi fédérale sur les langues intitulée Loi fédérale sur les langues nationales et la compréhension entre les communautés linguistiques.

Cantons unilingues

Dans les cantons unilingues, il n'existe qu'une seule langue officielle dans tous les domaines de la vie publique : soit l'allemand, soit le français, soit l'italien. Même l'Administration fédérale locale y souscrit, car ce sont les cantons qui déterminent les langues officielles sur leur territoire, bien que la Constitution fédérale reconnaisse l'allemand, le français et l'italien comme « langues officielles de la Confédération ».

Dans les cantons unilingues, tout ce qui relève de la juridiction cantonale se déroule exclusivement dans la langue officielle, soit l'allemand (14 cantons), le français (quatre cantons) ou l'italien (un canton) : parlement cantonal et actes législatifs, tribunaux cantonaux, administration cantonale, écoles, etc. La même observation s'applique au domaine privé : affaires, travail, commerce, affichage, etc.  Les citoyens n'ont aucun choix de la langue, ce qui inclut l'éducation.

Cantons bilingues
Cantons bilingues

©Jacques Leclerc 2018

Les cantons de Fribourg, du Valais et de Berne sont les trois cantons officiellement bilingues de la Confédération. Les langues officielles des trois cantons sont l'allemand et le français. Toutefois, c'est le principe de la territorialité qui prévaut : les langues ne se mélangent pas sur le territoire cantonal. Aucun canton bilingue ne reconnaît l'allemand et le français partout sur son territoire, même pas dans un district.

Au Parlement cantonal, les députés s'expriment dans la langue de leur choix : l'allemand, le suisse alémanique ou le français. De façon générale, les lois sont discutées en suisse alémanique (Berne) ou en français (Valais et Fribourg), rédigées en allemand ou en français, mais promulguées à la fois en allemand et en français. Dans tous les autres domaines (justice, éducation, administration, etc.), c'est la langue du district qui prévaut. Néanmoins, l'Administration cantonale basée dans les trois capitales (Berne/Bern, Fribourg/Freiburg, Sion/Sitten) répond en principe dans la langue du citoyen.

Canton trilingue des Grisons
Canton des Grisons

©Jacques Leclerc 2018

L'allemand, l'italien et le romanche sont les trois langues officielles du canton des Grisons. Le canton des Grisons se distingue de tous les autres cantons par le fait que les autorités cantonales ont délégué leur juridiction en matière de langue aux communes. Ainsi, l'emploi des langues dans les Grisons est régi par les administrations communales (Gemeinden) et le fameux principe de la territorialité des langues n'est pas appliqué intégralement. C'est que le canton des Grisons n'a jamais garanti, ni dans sa constitution ni dans une loi, l'immutabilité du territoire romanche. C'est le seul canton de toute la Suisse à avoir agi ainsi. En somme, seules les communes sont compétentes pour déterminer leur langue officielle (administrative) et scolaire.

Le canton des Grisons compte 212 communes, dont 138 sont officiellement allemandes (65 %), 49 officiellement romanches (23,1 %) et 25 italophones (11,7 %). L'unilinguisme allemand s'impose sans difficulté dans les communes allemandes, mais l'unilinguisme italien s'applique avec moins de succès dans les communes italiennes et romanches. Quant à l'unilinguisme romanche, il a fait place au bilinguisme romanche-allemand.

Au Parlement cantonal, les trois langues sont permises, mais l'allemand y est nettement prépondérant avec plus de 80 % des interventions. La langue allemande et surtout le suisse allemand sont les langues des débats parlementaires, les interventions en italien et en romanche demeurant rarissimes. Les procès-verbaux des délibérations ne sont tenus qu'en langue allemande. En principe, les lois sont rédigées en allemand, puis traduites en italien et parfois en romanche (pour les lois les plus importantes).

En général, l'Administration cantonale fonctionne en allemand, de même que les tribunaux. Néanmoins, l'Administration cantonale répond aux requêtes dans la langue utilisée par le requérant dans la mesure où il s'agit d'une des trois langues officielles du canton. Il existe des écoles allemandes, des écoles italiennes et des écoles romanches.  L'enseignement d'une langue seconde est obligatoire : c'est l'italien (ou le français) dans les écoles allemandes, l'allemand dans les écoles italiennes et romanches. Ce sont les communes qui décident de la langue d'enseignement. Les germanophones résidant dans les communes romanches suivent leurs cours en allemand, mais ils sont néanmoins soumis à un apprentissage du romanche comme langue seconde, alors que les Romanches doivent passer à un apprentissage progressif de l'allemand langue seconde.


En pratiquant la séparation territoriale des langues, la Confédération suisse a su préserver les différentes communautés linguistiques et éviter les conflits linguistiques. La Suisse demeure l'un des rares pays où il est possible d'appliquer l'unilinguisme territorial parce que les langues nationales ne sont pas réparties sur l'ensemble du territoire. On constate qu'une telle solution serait plus délicate à appliquer au Canada dans la mesure où les langues officielles, dans de nombreux cas, sont dispersées sur l'ensemble du territoire.

Le modèle canadien permet une certaine protection pour les petites minorités de langue officielle, alors que le modèle suisse les exclut du système. Rappelons que le romanche en Suisse ne jouit pas tout à fait du même statut que les autres langues. C'est pourquoi le gouvernement fédéral a dû intervenir pour remédier à la situation, car l'interventionnisme fédéral en matière linguistique demeure un cas très rare en Suisse. Le sort du romanche était particulièrement visé du fait qu'il semblait délaissé par ceux-là qui devraient s'en préoccuper le plus, les autorités cantonales des Grisons.

Malgré les inévitables ratés du modèle suisse, il est clair que la coexistence pacifique de plusieurs groupes linguistiques au sein d'un même État constitue l'une des réussites du pays. Les grands succès du genre sont rares. Mais il y a un prix à payer à la pax helvetica, c'est celui d'être gouverné par une majorité allemande, par des hommes politiques, des chefs d'entreprise, des fonctionnaires qui pensent et ordonnent en suisse alémanique, tous préoccupés à gérer leur prospérité économique.

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