Un accès privilégié
Par Mike Foster
Si une photo vaut mille mots, les photos qui tapissent les murs du Carisse Studio Café & Photo Gallery à Ottawa valent bien toute une encyclopédie.
On peut y voir le célèbre cliché en noir et blanc du défunt premier ministre Pierre Trudeau nageant au lac Harrington vers 1983. Ici, l’ancien premier ministre Jean Chrétien qui joue du trombone aux côtés de l’interprète d’un des frères Blues, Dan Aykroyd. Et là, Stephen Harper qui improvise au piano avec le violoncelliste Yo-Yo Ma en 2009.
L’exposition permanente, sous le thème Héros, icônes, culture pop et politique depuis 1968, offre à peine un aperçu de l’odyssée de Jean-Marc Carisse, qui a photographié tous les premiers ministres du Canada de John Diefenbaker à Stephen Harper, et tous les présidents américains de Gerald Ford à Barack Obama. Véritable répertoire de la scène artistique, son portfolio compte une multitude d’acteurs, de vedettes et de musiciens, dont Leonard Cohen, James Brown, Rudolf Nureyev, Tom Waits et Lady Gaga. Pour faire court, disons qu’à peu près tout le monde s’y retrouve d’Alanis Morissette à ZZ Top.
Jean-Marc Carisse est toutefois mieux connu pour ses photos granuleuses spontanées prises en tant que photographe officiel de trois premiers ministres du Canada, comme on peut le lire dans son livrePrivileged Access with Trudeau, Turner and Chrétien, publié en 2000. L’exposition Mes années Trudeau, installée à Bibliothèque et Archives Canada (BAC) d’octobre 2002 à avril 2003, a présenté son œuvre et quelques images inédites tirées des 69 000 négatifs dont il a fait don à BAC. Une autre série de 400 000 négatifs de sa collection sur Jean Chrétien est aussi conservée au Centre de préservation de BAC.
En entrevue à sa galerie de la rue Elgin, Jean-Marc Carisse raconte qu’il a décroché un emploi sous le gouvernement Trudeau au milieu des années 1970 grâce à un portfolio de photographies prises avec un Olympus 35 mm pendant ses années d’études en arts visuels à l’Université d’Ottawa.
« Comme première affectation, on m’a envoyé directement au cabinet de M. Trudeau en me disant que le premier ministre rencontrerait des députés. On m’a donné quelques appareils, et un collègue m’a dit que le flash ne fonctionnait pas très bien et qu’il faudrait que je lui donne un petit coup pour le faire marcher, se remémore le photographe. À cette époque, je trouvais que mes meilleures photos étaient celles que je prenais sans flash parce que de cette façon, l’attention n’était pas portée sur moi. La lumière d’un flash est une source de distraction. »
Son approche discrète
Ses photos de députés avec le premier ministre ont circulé dans les bureaux de comté de tout le pays. Il a aussi réalisé des portraits de membres du caucus libéral, et on l’a incité à conserver son approche discrète. Le photographe explique qu’il préférait attendre que ses sujets se placent eux mêmes dans la bonne lumière naturelle avant d’immortaliser leurs expressions et leurs gestes.
« J’ai simplement développé ma propre technique; je jouais avec les contrastes et les ombres sans déranger mes sujets. Je ne voulais pas m’interposer et leur demander de se placer à un certain endroit, explique-t-il. J’aimais attendre le bon moment. Il y a tellement de facteurs en jeu : la lumière, les circonstances, la composition… Il faut en tenir compte sans pour autant perdre son point de vue privilégié. »
Jean-Marc Carisse raconte qu’il a en partie cultivé cette technique de discrétion en prenant des photos lors de spectacles dans ses années préuniversitaires. Après des études secondaires à l’Académie LaSalle dans la basse-ville d’Ottawa et un diplôme de l’Eastview High School, il se rend à l’exposition universelle de New York en 1964, où il assiste à des concerts de groupes comme The Animals et The Lovin’ Spoonful et prend des photos de la foule. Il allait partout avec son appareil, croquant sur le vif des scènes du milieu folk et des musiciens de la rue. C’est en observant les musiciens qu’il a appris à « écouter avec les yeux ». Il se rend aussi à Memphis pour essayer de photographier Elvis Presley, mais il doit se contenter de la grille d’entrée de Graceland. Il se rend ensuite à Vancouver et descend la côte Ouest jusqu’à Los Angeles en s’arrêtant à San Francisco. Il passe ses hivers en Floride et découvre aussi l’Europe.
« J’ai voyagé un peu à la "Jack Kerouac". J’ai même fait un de ces voyages dans une vieille Volkswagen. Comme le siège se couchait complètement, je pouvais dormir dans l’auto », explique le photographe en ajoutant qu’à cette époque, la photo était simplement un passe-temps pour lui et une façon d’immortaliser ses expériences. Il ne considère pas qu’il était un paparazzi puisqu’il n’essayait pas de vendre des photos de gens célèbres à des magazines. Il a d’ailleurs toujours réussi à financer ses voyages par son travail de cartographe et d’illustrateur.
« Mon but n’était pas de vendre. C’était d’être témoin d’une performance », dit-il.
À la fin des années 1960, il décide de « tourner la page et de passer aux choses sérieuses ». C’est son cousin Raymond Leblanc – récemment nommé doyen par intérim de la Faculté d’éducation – qui l’encourage à s’inscrire à l’Université d’Ottawa. Jean-Marc précise que son travail a été fortement influencé par le professeur Alain Desvergnes, célèbre photographe français venu fonder le Département d’arts visuels en 1966, de même que par Yousuf Karsh, qu’il rencontrera et photographiera plus tard.
Des « moments de tension »
En réfléchissant à sa période de témoin privilégié des corridors du pouvoir, Jean-Marc Carisse avoue qu’il a observé des « moments de tension » et entendu des propos qui auraient fait de très bons scoops.
« C’était gratifiant. Je savais des choses avant tout le monde », raconte-t-il.
Il a assisté à certains des moments les plus marquants de l’histoire du Canada, comme la Conférence constitutionnelle houleuse de 1980 et le rapatriement de la Constitution en 1982. Les choses ne se sont toutefois pas déroulées exactement comme prévu lors de la cérémonie de signature publique marquant le rapatriement de la Constitution à Ottawa. N’étant pas de ceux qui suivaient la meute de photographes et de journalistes, Jean-Marc s’est plutôt placé près d’un rideau derrière le premier ministre Trudeau.
« J’ai peut-être franchi un peu les limites, mais je trouvais que c’était un bon point de vue, se remémore-t-il. À peu près une minute avant la signature de la Charte, j’ai pris une photo de dos de M. Trudeau avec la foule devant lui et en présence de la reine Elizabeth. J’ai alors senti un bras se poser sur moi et une voix m’intimant de ne pas rester là. Je lui ai répondu qu’il ne me manquait qu’une photo, moins d’une minute. J’avais mes cartes, mais il voulait que je m’en aille à tout prix. J’ai dû prendre une décision rapide : le suivre ou faire une scène. Je savais que si je faisais une scène, je provoquerais une distraction, et toute l’attention se tournerait vers ce qui se passe près du rideau derrière M. Trudeau. »
Jean-Marc pense que c’était un agent de la GRC qui lui a dit de partir pour des raisons de sécurité, ou parce que d’autres photographes se sont plaints.
« C’était embarrassant, et j’avais l’impression que tout s’écroulait. Je pense que j’ai été le seul photographe à ne pas prendre la signature en photo », raconte-t-il.
Par contre, il s’est tranquillement faufilé dans la foule en prenant des photos de vétérans arborant leurs médailles et d’autres spectateurs chantant Oh Canada sous la pluie, avec la tour de la Paix en arrière-plan. Tout n’était pas perdu en fin de compte. En 2002, sa seule image de M. Trudeau s’adressant à la foule a été choisie pour une exposition soulignant le 20e anniversaire de la signature de la Charte des droits et libertés. À ce jour, on peut toujours visiter l’exposition La Charte, c’est à nous, c’est nous dans le corridor St. Andrew de l’édifice du ministère de la Justice rue Kent.
Un incendie à Winnipeg
Un autre souvenir hante le photographe, celui d’un incendie au 9e étage d’un Holiday Inn à Winnipeg où il se trouvait pour le congrès du Parti libéral du Canada en 1980. Il a ramassé son sac photo et a atteint la sortie de secours en rampant dans la fumée. Une fois sorti, il a pris la scène en photo.
« Cette nuit-là m’a hanté longtemps. Bien des années plus tard, je me réveillais encore en sursaut dans une chambre d’hôtel ou à la maison en ayant l’impression de sentir de la fumée. Ça m’habitait constamment », raconte-t-il.
Et ce sac-là contenait des négatifs, dont la célèbre photo de Trudeau dansant le boogie-woogie avec une femme inconnue.
Jean-Marc a aussi suivi discrètement Mère Teresa, le président américain George W Bush et le premier ministre britannique Tony Blair. Il a aussi pris des photos du président cubain Fidel Castro et a participé à une exposition à La Havane. À l’été 2000, il a photographié Pierre Trudeau au cabinet d’avocats Heenan Blaikie à Montréal, quelques semaines seulement avant son décès. De toute évidence, on le considérait comme un photographe de confiance. En 2002, il a reçu la Médaille du jubilé de la Reine pour sa contribution exceptionnelle au Canada.
Après une riche carrière, on pourrait croire que Jean-Marc Carisse aurait envie de se reposer sur ses lauriers. Mais non, il œuvre encore à son studio de la rue Elgin, quand il n’est pas sur la route en train d’ajouter des stars à sa collection personnelle. Chaque photo est une anecdote figée dans le temps.

Cette photo célèbre aurait été perdue si Jean-Marc Carisse ne l’avait rescapée d’un brasier en 1980. Photo : Jean-Marc Carisse
Photo principale :
Jean-Marc Carisse (B.A. 1974) dans sa galerie où sont exposées à peine quelques unes des photos réalisées au cours d’une carrière incroyablement prolifique de 35 ans. Photo : Robert Lacombe.