Détective alimentaire

« Aucune politique n’est coulée dans le béton. C’est justement l’idée derrière ces interventions en santé publique : elles sont là pour être surveillées et étudiées. Je n’ai certainement pas peur de poser des questions. »

— Cynthia Colapinto

Par Mike Foster

Cynthia Colapinto était nutritionniste en santé publique à Sudbury en 2007, au moment où ont été publiées de nouvelles directives, dans lesquelles on suggérait aux femmes à risque en âge de procréer de prendre des suppléments d’acide folique. Elle a refusé de prendre les recommandations de la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada et de Motherisk au pied de la lettre.

« Je me suis aperçue que les données étaient incomplètes. Il n’y avait pas de données pancanadiennes sur le taux de folate dans le sang des Canadiens », explique-t-elle.

Ce fut le début d’une aventure au bout de laquelle elle a remporté deux prix prestigieux l’an dernier, soit la Médaille d’or du gouverneur général en médecine, sciences de la santé et études interdisciplinaires, et le prix Joseph-de-Koninck 2014, accordé à la meilleure thèse de doctorat dans un programme de collaboration interdisciplinaire à l’Université d’Ottawa.

Le fait marquant pour Cynthia aura toutefois été d’avoir trouvé son mentor et directeur de thèse,le Dr Mark Tremblay, professeur au programme de doctorat en santé des populations et au Département de pédiatrie de la Faculté de médecine de l’Université d’Ottawa. C’est en l’écoutant commenter la nouvelle collecte de données dans le cadre de l’Enquête canadienne sur les mesures de la santé (ECMS) de 2007 2009 qu’elle s’est sentie interpellée.

À l’époque, elle présidait un groupe consultatif provincial sur l’alimentation des familles et elle avait discuté d’une recommandation de doubler le supplément d’acide folique dans l’alimentation avec des collègues et des membres du personnel infirmier du district sanitaire de Sudbury. Cette recommandation précisait que la plupart des femmes en âge de procréer devraient prendre un supplément de 5 000 microgrammes d’acide folique plutôt que la recommandation normale de 400 microgrammes. Cynthia a commencé à poser des questions. Qu’arriverait-il si des femmes vulnérables ne pouvaient pas se payer les suppléments? Quelles étaient les preuves à l’appui? Bien qu’il faudrait encore deux ans à ce moment-là avant que ne soient connus les résultats de l’ECMS, elle a saisi l’occasion de se pencher sur la recommandation.

Un domaine parfois controversé

Elle a donc suivi le Dr Tremblay, directeur du Groupe de recherche sur la vie active en santé et l’obésité de l’Institut de recherche du Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario, au programme interdisciplinaire de doctorat en santé des populations de l’Université.

« Je trempais dans un domaine complexe et parfois controversé, admet Cynthia Colapinto. On peut étudier l’acide folique sous différents angles : politiques relatives à l’enrichissement et à la supplémentation, biochimie, épidémiologie, santé maternelle ou infantile. »

Les données précédentes dataient de 1971, de l’Enquête nationale Nutrition Canada, avant que les produits céréaliers ne soient enrichis d’acide folique. De plus, ces données ne montraient que les taux sériques de folate, une mesure de l’apport récent en folate, tandis que l’ECMS comprenait le bilan en folate érythrocytaire (globules rouges) mesuré directement, qui donne plutôt le taux de folate à long terme au sein de la population canadienne après enrichissement.

Des études ont démontré que la prévalence d’anomalies du tube neural (comme le spina-bifida) chez les nouveau-nés avait diminué de moitié depuis que le Canada a décidé en 1998 d’enrichir d’acide folique la farine blanche et d’autres céréales.

« L’ECMS a été la première étude à recueillir des biomarqueurs mesurés directement chez la population canadienne. Elle inclut une foule de renseignements sur de très nombreux sujets liés à la santé, commente Cynthia. J’ai sauté sur cette masse d’information. Compte tenu des politiques relatives à la supplémentation et à l’enrichissement à l’acide folique, j’ai voulu connaître le bilan en folate des Canadiens. Était-il élevé? Était-il faible? Quels étaient les taux chez les femmes, chez la population en général? »

Cynthia Colapinto considère que l’expérience qu’elle a acquise et le mentorat dont elle a profité au programme de doctorat en santé des populations de l’Université lui ont été inestimables. Photo : Trevor Stewart

e travail a fini par faire l’objet de sa thèse de doctorat : Examining the Folate Status of Canadians: An Analysis of the CHMS to Assess and Guide Folic Acid Supplementation and Fortification Policies. Dans sa thèse, elle a constaté qu’un très faible nombre de Canadiens avaient une carence en folate et qu’environ 40 % avaient un bilan en folate trop élevé. Toutefois, elle précise que même si plus de 75 % des femmes canadiennes en âge de procréer présentent des taux de folate qui réduisent le risque d’anomalies du tube neural chez les nouveau nés, environ 22 % de ces femmes n’ont pas atteint le seuil optimal.

La thèse de la chercheuse comprend aussi la première comparaison entre le taux de folate érythrocytaire au Canada et celui des États-Unis. Pour faire cette comparaison, elle a dû créer une équation de conversion parce que les pays utilisent différentes méthodes d’analyse et de mesure des folates.

« Notre étude a fait ressortir l’importance d’harmoniser les mesures du folate en laboratoire avant de faire des comparaisons internationales. Ma thèse procure des preuves exhaustives, dont une comparaison internationale que les décideurs, chercheurs et cliniciens pourront utiliser pour prendre des décisions éclairées par rapport aux politiques et directives relatives à l’acide folique. »

« Les bonnes nouvelles sont nombreuses, ajoute-t-elle. Nous devons penser aux stratégies ciblées à mettre en place et étudier ces résultats plus en profondeur. Il faut aussi creuser davantage la tendance aux bilans en folate élevés. Doit-on se demander ce qui se passe du côté de la supplémentation en acide folique? »

On étudie très en profondeur en ce moment les conséquences sur la santé d’une supplémentation plus élevée en acide folique. Selon la chercheuse, certaines études laissent entendre qu’une supplémentation plus élevée pourrait causer le cancer colorectal chez les personnes ayant déjà des néoplasmes, tandis que d’autres contredisent cette hypothèse.

Grâce à une bourse de recherche des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), Mme Colapinto a pu faire son doctorat à temps plein. Elle a d’ailleurs terminé ses études en moins de cinq ans. Et durant cette période, elle et son mari ont eu deux enfants. La chercheuse félicite les IRSC de leur soutien unique des chercheuses en santé et qui, grâce à leur politique de congé de maternité, l’ont aidée à poursuivre son doctorat tout en ayant des enfants.

« Une incroyable leçon d’humilité »

En août 2014, elle a été embauchée comme conseillère en nutrition au Bureau de la politique et de la promotion de la nutrition de Santé Canada. Elle y est chargée d’étudier les preuves à l’appui d’une vaste gamme de recommandations alimentaires, dont le Guide alimentaire canadien et Lignes directrices sur la nutrition pendant la grossesse.

« Aucune politique n’est coulée dans le béton. C’est justement l’idée derrière ces interventions en santé publique : elles sont là pour être surveillées et étudiées. Je n’ai certainement pas peur de poser des questions », affirme Cynthia Colapinto.

Mme Colapinto affirme que l’expérience qu’elle a acquise et le mentorat dont elle a profité au programme de doctorat en santé des populations de l’Université lui ont été inestimables. Elle ajoute que c’était « une incroyable leçon d’humilité » que d’avoir remporté les deux prix parmi plus de 230 chercheurs de talent qui ont terminé leur doctorat en 2013.

« J’ai travaillé à la fois en épidémiologie, en statistique, en biochimie et en santé des populations. Mes études doctorales m’ont préparée de façon exceptionnelle à mon travail actuel, dans le domaine des politiques. Je pourrais faire de la recherche dans une université, ou être une spécialiste des politiques qui étudie les recherches publiées afin de déceler les lacunes en matière de connaissances. Ces types de programmes créent véritablement des possibilités et donnent des options de carrière », indique-t-elle.

Elle ajoute que le programme l’a aussi aidée à établir des contacts et à se bâtir un réseau avec des gens de Statistique Canada, de Santé Canada, du CHEO, de l’hôpital Toronto Sick Kids et d’autres organisations.

« Ce ne sont pas des réalisations qui se font toutes seules quand on est étudiant, affirme Cynthia Colapinto. Vous pouvez remuer ciel et terre, mais si personne ne vous aide à vous orienter, vous n’irez nulle part. »

Visitez Défier les conventions pour lire davantage d’histoires au sujet de la communauté de l’Université d’Ottawa.

Photo principale :
Cynthia Colapinto (à droite) au travail en tant que conseillère en nutrition à Santé Canada, en compagnie de Tracey Bushnik, analyste principale à la Division de l’analyse de la santé de Statistique Canada.

Cynthia Colapinto reçoit la Médaille d’or du gouverneur général de Michaëlle Jean, chancelière de l’Université d’Ottawa (élue secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie en novembre 2014) à la collation des grades 2014. Photo : Robert Lacombe

 

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