Jusqu’à la moelle des os : la science de l’ère spatiale
Par Laura Eggertson
Au moment où le commandant Scott Kelly et son équipage manœuvraient le bras télémanipulateur (Canadarm2) pour attraper la capsule Cygnus et l’amener à la Station spatiale internationale en décembre dernier, deux professeurs de l’Université d’Ottawa ont retenu leur souffle jusqu’à ce que la navette de transport soit solidement amarrée.
« La capsule transportait tout notre matériel scientifique », explique Odette Laneuville, professeure au Département de biologie. « L’excitation était grande. »
La professeure Laneuville et le Dr Guy Trudel, chercheur principal du projet, sont les premiers chercheurs de l’Université à étudier les effets à long terme des voyages spatiaux sur les astronautes. En partenariat avec l’Agence spatiale canadienne (ASC), ils mènent une étude étalée sur cinq ans, subventionnée par l’ASC à hauteur de 1,1 M$, connue sous le nom de MARROW
Ces chercheurs étudient les effets de l’exposition prolongée à la microgravité sur la teneur en gras de la moelle osseuse des astronautes. Les professeurs Trudel et Laneuville mesurent également l’expression génique des cellules sanguines produites par la moelle osseuse.
« D’autres chercheurs ont étudié les effets d’un séjour dans l’espace sur le sang des astronautes, mais nous nous concentrons sur ce qui se passe dans la moelle osseuse, où naissent les cellules », explique Guy Trudel, professeur à la Faculté de médecine.
Améliorer les méthodes de réadaptation
Les astronautes participants, qui passent environ six mois dans la station spatiale, se sont tous portés volontaires pour l’étude. Ce sont des sujets de recherche idéaux parce que les symptômes qu’ils ressentent au retour de l’espace ressemblent à ceux des personnes souffrant de maladies chroniques ou de blessures et qui sont alitées pendant de longues périodes
Les professeurs Trudel et Laneuville croient qu’étudier les effets de l’exposition à la microgravité sur les cellules de la moelle et les cellules sanguines des astronautes livrera de précieux indices qui pourraient améliorer les méthodes de réadaptation chez les patients souffrant des conséquences d’une immobilité prolongée.
Les chercheurs ont déjà déterminé – grâce à des études sur l’alitement et à des modèles expérimentaux d’immobilité – que l’augmentation de la quantité de gras dans la moelle osseuse peut affecter la capacité de la moelle à générer de nouvelles cellules sanguines. Guy Trudel explique qu’une diminution de la concentration de globules rouges cause l’anémie, et une sorte d’« anémie spatiale » afflige les astronautes à leur retour sur Terre. De plus, l’altération des globules blancs risque de réduire la capacité de l’organisme à lutter contre les infections et d’accroître la sensibilité des astronautes aux effets du rayonnement cosmique.
La professeure Laneuville pense que les cellules adipeuses de la moelle osseuse risquent d’altérer l’activité des cellules sanguines progénitrices qu’elles entourent. Elle veut voir les effets de la réadaptation sur ces changements cellulaires et génétiques une fois les astronautes revenus sur Terre.
Ce qu’elle découvrira en suivant l’expression génique des astronautes pourrait améliorer la personnalisation des plans de réadaptation des patients. L’équipe de l’Université espère que ses travaux contribueront à réduire le séjour des patients à l’hôpital et dans les centres de réadaptation, ainsi que la période de récupération.
« Nous voulons accélérer le rétablissement des gens et la reprise de leurs activités », dit Guy Trudel, qui s’occupe de patients ayant besoin d’un programme de réadaptation spécialisé au Centre de réadaptation de l’Hôpital d’Ottawa.

Diapositives montrant l’augmentation de la quantité de gras dans la moelle osseuse d’un fémur de rat après 32 semaines d’immobilité (droite) comparativement à un cas témoin (gauche).
Dix astronautes participent à l’étude
Au cours des cinq années que durera le projet, les professeurs Trudel et Laneuville et leurs collègues travailleront avec 10 astronautes. Les chercheurs prélèvent des échantillons de sang et d’haleine avant le départ des astronautes pour l’espace, pendant le vol et à leur retour.
Ils se serviront également de l’imagerie par résonance magnétique et de la spectroscopie pour analyser la moelle osseuse dans les vertèbres des astronautes avant et après leur voyage à la station spatiale. Ils suivront ensuite la réadaptation des astronautes pendant un an après leur retour. La coordonnatrice de la recherche Theresa Backlund fait de fréquents allers-retours au Centre spatial Johnson de la NASA, à Houston, pour participer à la collecte des échantillons.
Le transport de leur matériel spécialisé vers la station spatiale, puis le retour des échantillons sur Terre sont des étapes cruciales de l’expérience. On comprend alors pourquoi l’amarrage du cargo Cygnus était si stressant. La NASA avait reporté trois lancements précédents en raison du mauvais temps, et d’autres vaisseaux-cargos, lancés par des fusées, ont explosé.
En décembre, les professeurs Laneuville et Trudel regardaient NASA TV pour voir si leur précieuse cargaison arriverait intacte à bon port et écoutaient la voix de leur nouvel ami, l’astronaute canadien David Saint-Jacques.
Le Dr Saint-Jacques et son compatriote canadien, l’astronaute Jeremy Hansen, ont travaillé avec les professeurs Trudel et Laneuville au Laboratoire ostéoarticulaire de recherche appliquée (LORA) d’Ottawa à leur protocole expérimental. Ils les ont aidés à adapter la procédure à la microgravité, de manière à permettre le prélèvement d’échantillons dans la Station spatiale internationale.
Un moment « très canadien »
Ce fut donc un moment émouvant pour les chercheurs d’entendre la voix de David Saint-Jacques lors de l’amarrage, quand il a relayé les instructions du centre de contrôle de mission à Houston au commandant Kelly et aux autres astronautes. Le rôle du Dr Saint-Jacques, outre la manipulation du Canadarm2 pour attraper le matériel scientifique canadien, a fait vivre aux chercheurs un moment « très canadien » lorsque la cargaison est finalement arrivée.
En juin, les premiers échantillons recueillis par les astronautes reviendront sur Terre, à bord d’un vaisseau Dragon qui plongera dans l’océan. Les professeurs Laneuville et Trudel traiteront les échantillons et les compareront à ceux qu’ils ont recueillis avant le vol spatial.
Un élément essentiel de leurs recherches consistera à analyser, une fois les astronautes rentrés depuis un certain temps, tout revirement des changements qu’a subis la moelle osseuse. Si leur moelle récupère, cela pourrait aider les chercheurs à concevoir de nouveaux médicaments ou traitements pour les patients qui doivent passer des mois alités.
Ni Guy Trudel ni Odette Laneuville n’étaient des mordus de l’espace avant ce projet, mais les deux avouent l’être devenus. La professeure Laneuville a même enregistré sur son cellulaire le son de la fusée Atlas au décollage propulsant la capsule Cygnus. De temps à autre, en attendant le retour sur Terre des échantillons, elle réécoute cet enregistrement pour se rappeler à quel point le projet MARROW est une expérience passionnante.
Dans une nouvelle vidéo de l’Agence spatiale canadienne, l’astronaute de l’Agence spatiale européenne Tim Peake explique l’étude MARROW à bord de la Station spatiale internationale.
Odette Laneuville parlera de l’étude MARROW pendant la Semaine des diplômés. Venez l’écouter le 2 mai au Dîner-conférence du doyen de la Faculté des sciences (bilingue).
Photo principale :
Odette Laneuville et Guy Trudel, devant un écran montrant la Station spatiale internationale. Photo : Robert Lacombe