L'assurance-maladie : un passé insolite, un avenir incertain

« Pour moi qui écris sur les soins de santé au Canada depuis 30 ans, c'est très frustrant de voir que nous connaissons les solutions, mais que nous ne les appliquons pas encore. »

—  André Picard

Par André Picard

Pour comprendre le régime d'assurance-maladie du Canada et ses enjeux actuels, il est utile d'en connaître un peu les origines. Trois éléments ont surtout façonné son histoire : l'Église, l'armée et la structure politique du pays.

Le premier hôpital du Canada, l'Hôtel-Dieu de Québec, a été fondé en 1639 par les Augustins. Pendant les 300 années qui ont suivi, les institutions religieuses, et les sœurs catholiques en particulier, ont largement assuré les soins de santé. Cette forte présence religieuse a surtout solidement ancré dans la culture l'importance de la gratuité des soins de santé, ce qui constitue l'un des fondements de l'assurance-maladie.

Les militaires — et les deux guerres mondiales — ont aussi eu une influence considérable. Pendant la Première Guerre mondiale, le gouvernement fédéral a rendu le service militaire obligatoire pour les jeunes hommes, ce qui a déclenché la crise de la conscription.

Cette crise politique a pris fin lorsque les Libéraux se sont ralliés à la loi sur la conscription des Conservateurs à une condition : la gratuité des soins médicaux pour les anciens combattants, leurs veuves et leurs enfants. Ce fut le premier programme d'assurance-maladie financé par l'État.

Au début de la Seconde Guerre mondiale, le Canada avait un problème : 56 % des volontaires ont été jugés inaptes au service militaire après un examen médical. Cette constatation a suscité une profonde réflexion sur le rôle du gouvernement par rapport à la promotion de la santé et la prestation des soins de santé.

Le premier ministre William Lyon Mackenzie King a lancé l'idée d'un programme d'assurance-maladie national pendant la guerre, affirmant que c'était la moindre des choses que le gouvernement pouvait faire pour remercier les Canadiens de leurs sacrifices en temps de guerre.

Un débat familier

À la même époque, il se passait pas mal de choses aussi dans les provinces. En Saskatchewan, le premier ministre Tommy Douglas a fondé le premier régime public d'assurance-maladie en 1946. En Alberta, le premier ministre Ernest Manning s'y est pris autrement : il a proposé de subventionner l'assurance privée pour les pauvres, les aveugles et les mères monoparentales.

Le débat sur la meilleure option — assurance universelle socialisée ou assurance privée subventionnée — perdure à ce jour.

Bien sûr, les provinces qui ont créé des programmes ont aussi commencé à réclamer des fonds du fédéral — autre tradition de longue date au Canada. En 1956, le gouvernement de Louis St-Laurent a offert de payer 50 % des frais hospitaliers et des services de diagnostic à condition que l'accès aux soins soit universel et que les frais d'utilisation soient interdits. Cette loi, adoptée le 1er mars 1957, marque essentiellement la naissance de l'assurance-maladie actuelle.

En 1960, la Saskatchewan a décidé d'intégrer les médecins à son régime d'assurance public, ce qui a déclenché la célèbre grève des médecins de 1962 et entraîné la défaite électorale de Tommy Douglas. Fait cocasse, son successeur a adopté le programme en raison de sa grande popularité.

D'importantes lacunes dans la protection

Entre-temps, Ottawa demandait au juge Emmett Hall de déterminer si le Canada était prêt pour un régime d'assurance-maladie national. À l'époque, 10,7 millions de Canadiens avaient une assurance-maladie (privée ou publique), mais 7,5 millions de personnes n'en avaient pas.

La Commission Hall a réclamé une expansion radicale du programme d'assurance-maladie public, mais Ottawa a limité son partage des coûts (moitié-moitié) aux services médicaux, remettant à plus tard l'assurance-médicaments et les soins à domicile et de longue durée. Ce qui n'est jamais vraiment venu en fait.

Le gouvernement fédéral est plutôt revenu progressivement sur son engagement à financer 50 % des services hospitaliers et médicaux. Aujourd'hui, les transferts fédéraux en santé représentent moins de 20 % des dépenses de santé publique.

Il est important de connaître cette histoire pour bien comprendre les nombreux enjeux actuels.

La structure de la prestation et du financement des soins de santé au Canada ont été façonnés dans les années 1950 et ont très peu évolué depuis. Mais le monde, lui, de la médecine au profil démographique, a beaucoup changé.

En 1957, le Canada était un pays jeune —  âge moyen, 27 ans; espérance de vie, 67 ans — et le régime n'offrait vraiment que des soins de courte durée. Aujourd'hui, l'âge moyen au pays est 47 ans, et l'espérance de vie, 82 ans. La grande majorité des soins prodigués sont des soins de longue durée.


Environ 140 diplômés et membres de la communauté de l’Université d’Ottawa ont assisté au Dîner‑conférence du recteur avec le journaliste André Picard le 5 mai 2016. Photo : Andrea Campbell

Nous ne suivons pas nos propres conseils

Depuis des dizaines d'années, les gouvernements se querellent à propos du financement au lieu de consacrer leur énergie à réformer et à moderniser le régime d'assurance-maladie.

Par exemple, nous n'avons jamais adopté les recommandations judicieuses de la Commission Hall de 1964 ni celles du rapport Lalonde de 1974. Ce rapport, sur les déterminants sociaux de la santé, a été l'un des premiers documents politiques à souligner que des facteurs comme le revenu, l'éducation et le logement ont plus d'incidence sur la santé que les soins médicaux.

D'autres pays ont repris nos idées, les ont étoffées et les ont adoptées. Presque tous les pays européens ne limitent plus la protection aux frais hospitaliers et médicaux : leurs régimes couvrent désormais les médicaments d'ordonnance, les soins à domicile, les soins de longue durée, les soins dentaires, etc.

Ils ont aussi, en particulier dans les pays nordiques, appliqué les recommandations du rapport Lalonde. Résultat : leurs soins de santé sont plus étoffés, plus équitables et moins chers qu'au Canada. Nous avons le moins universel de tous les régimes de soins de santé universels du monde.

Enfin, ces pays — ceux d'Europe en particulier —- n'ont pas été paralysés par le débat public-privé. Au Canada, on parle souvent avec fierté de notre système public et du fait que nos soins de santé ne sont pas privés. Pourtant, 30 % de nos dépenses de santé sont privées, le taux le plus élevé de tous les pays occidentaux, à part les États-Unis.

Nous connaissons les solutions

Ce qui est déroutant, en dépit de tous ces écueils et échecs, c'est que nous offrons de bons soins de santé au Canada. Mais nous le faisons en dépit du système, et non pas grâce à lui.

Le problème fondamental, ce n'est pas combien d'argent nous dépensons en soins de santé, mais la façon dont nous le dépensons. Nous avons un régime à deux vitesses, où 100 % des frais hospitaliers et médicaux sont couverts par l'assurance publique, tandis que d'autres domaines sont couverts de manière inégale (45 % des médicaments d'ordonnance et 4 % des soins dentaires, par exemple).

Nous n'avons pas encore compris le rôle de l'assurance privée et de la prestation privée des soins au sein de notre régime public, même si le débat remonte à la Première Guerre mondiale. Tous nos problèmes sont d'ordre administratif et structurel. Ils concernent la structure, la coordination et la répartition des ressources.

Pour moi qui écris sur les soins de santé au Canada depuis 30 ans, c'est très frustrant de voir que nous connaissons les solutions, mais que nous ne les appliquons pas encore.

Nous connaissons les solutions depuis plus de 50 ans : il faut élargir la protection qu'offre l'assurance-maladie et clarifier ce qui est couvert et ce qui ne l'est pas, en payant en priorité pour ce qui va bien et en donnant le choix à la population. Pour utiliser l'analogie du « panier de services » de l'assurance-maladie, il nous faut un panier plus large, pas plus profond.

Il faut également s'éloigner de la simple offre de soins aux malades et s'attaquer plutôt aux causes des problèmes de santé, dont la faiblesse du revenu et du niveau d'éducation.

Bref, nous devons rejeter notre modèle de prestation et de financement des soins de santé des années 1950, qui semblent figés dans le temps, et propulser, malgré les protestations, notre programme d'assurance-maladie au 21e siècle.

André Picard a adapté cet article de la conférence qu'il a prononcée dans le cadre de la Semaine des diplômés de l'Université.Ses écrits lui ont valu de prestigieuses distinctions, dont le prix Michener pour l'excellence en journalisme d'intérêt public, et le Prix du centenaire de l'Organisation panaméricaine de la santé, décerné au meilleur journaliste médical des Amériques. Il a été huit fois finaliste au Concours canadien de journalisme, l'équivalent canadien du prix Pulitzer. Il approfondit ces idées dans son plus récent ouvrage, The Path to Health Care Reform, consultable gratuitement sur Internet.

Photo principale : 
Dans un cabinet de médecin vers 1950. Photo: Alexandra Studio/Toronto City Archives/flickr


Le chroniqueur santé du Globe and Mail, André Picard, journaliste émérite des questions de politiques publiques et diplômé de l’Université d’Ottawa (B.Adm. 1986), a donné une conférence sur la situation du système de santé canadien pendant la Semaine des diplômés. Photo : Andrea Campbell
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