Spécialistes des glaces

Norah Foy au glacier Kaskawulsh, au Yukon.

« C’est un travail important parce que les bateaux peuvent rester coincés plusieurs jours dans des zones où la glace est dense et épaisse. Mes analyses servent à créer des cartes qui aident les bateaux à naviguer efficacement et en sécurité dans les eaux canadiennes. »

— Norah Foy

Par Mike Foster

Après l’hiver le plus froid en 20 ans, où le vortex polaire a frigorifié une bonne partie de l’Amérique du Nord, il est un peu difficile de croire que la glace marine de l’Arctique canadien est en train de fondre.

Des chercheurs et des diplômés de l’Université d’Ottawa suivent de très près les répercussions du réchauffement planétaire sur l’Arctique.

De 1990 à 2012, le volume total de glace a fondu de 40 % durant la saison d’activité maritime, et le nombre de vaisseaux a augmenté 75 % dans le passage du Nord-Ouest et la zone du pont arctique, deux nouvelles routes de navigation.

Depuis dix ans, la professeure agrégée Jackie Dawson du Département de géographie et de l’Institut de recherche sur la science, la société et la politique publique de la Faculté des arts s’affaire à tisser des liens avec les communautés inuites de Pond Inlet, de Gjoa Haven et d’Iqaluit pour mener des recherches sur les répercussions sociales de la fonte de la glace marine, de l’augmentation du trafic maritime et du développement économique.

Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’environnement, la société et les politiques, la professeure Dawson s’est attardée dans les épiceries et a assisté à des cérémonies de danse du tambour pour mieux connaître les gens et les entendre décrire eux-mêmes de quelle façon le paysage avait changé.

« J’ai entendu des histoires extraordinaires des Aînés inuits qui ont vu les premiers vaisseaux venir dans leurs communautés, raconte-t-elle. Maintenant, ils en voient régulièrement. Les communautés inuites s’inquiètent, car ce trafic affecte leur subsistance; elles chassent encore le caribou et d’autres gibiers. »

La région connaît en outre une hausse du tourisme en raison de l’accessibilité accrue de l’Arctique. On y a en effet enregistré une hausse de 300 % du nombre de voyages privés, même si le nombre de touristes demeure bas comparativement à d’autres régions. Il a donc fallu commencer par éduquer les touristes en leur apprenant à respecter les communautés inuites et à ne pas les traiter comme des artéfacts de musées, explique la professeure Dawson. En collaboration avec la communauté de Pond Inlet, elle a produit un dépliant contenant des conseils à l’intention des touristes sur la façon de se comporter.

« J’ai déjà vu un touriste déplacer un enfant inuit de sorte qu’il y ait un glacier et un iceberg à l’arrière-plan pour prendre une photo… sans la permission de l’enfant ni de ses parents. Des Aînés m’ont raconté que les premiers touristes arrivés par bateaux de croisière s’invitaient dans leurs maisons sans frapper, comme s’ils entraient dans un musée. L’arrivée des grands bateaux était un nouveau phénomène, qui a nécessité une certaine adaptation (de la part des touristes). »

Un résultat surprenant

De son côté, son collègue Luke Copland, professeur agrégé et titulaire de la Chaire de recherche de l’Université en glaciologie, fait des recherches sur la glace marine, les plateformes de glace flottante, les glaciers, les calottes glaciaires et les icebergs, qui donnent un portrait d’ensemble des changements physiques en Arctique. Selon le professeur Copland, aussi directeur du Laboratoire de recherche cryosphérique de l’Université, un de ses étudiants au doctorat, Wesley Van Wychen, a mesuré pour la première fois le déplacement des glaciers et des calottes glaciaires dans l’Arctique canadien à l’aide de données d’un satellite canadien. Ces données, publiées dernièrement dans Geophysical Research Letters, utilisent des images remontant jusqu’à 2011 pour comprendre si le déplacement s’accélère ou ralentit avec le temps, explique le professeur. Un résultat surprenant est toutefois ressorti de ces recherches.

« Nous examinions la décharge des glaciers, en particulier la quantité de glace qui atteint l’océan et le nombre d’icebergs qui en résultent. Nous avons été étonnés de constater que les glaciers Trinity et Wykeham, dans l’est de l’île d’Ellesmere, produisaient à eux seuls environ la moitié de tous les icebergs de l’Arctique canadien. La précarité est donc peut-être plus grande que nous le pensions. Car si un seul glacier change, l’effet se fait sentir sur tous les icebergs de l’Arctique canadien », explique Luke Copland.

Il ajoute qu’il existait bien des données sur quelques glaciers, mais qu’il en manquait et qu’il n’existait pas de bon portrait d’ensemble de la région.

« À l’échelle mondiale, les décharges d’iceberg de l’Arctique canadien représentent 7,5 % du total mondial excluant le Groenland », indique le professeur Copland.

Pour bien saisir les enjeux de la navigation maritime dans l’Arctique, il est important de comprendre la source des icebergs et les changements qu’ils subissent au fil des ans. Il est de plus en plus rare de trouver de la glace pluriannuelle de cinq ans ou même de trois ans, explique le professeur. Dans certaines parties du passage du Nord-Ouest, toutefois, des morceaux de glace pluriannuelle encore plus durs se détachent parfois et s’en vont dans les voies navigables.

« S’il y a moins de glace marine, on penserait a priori que la navigation maritime sera plus facile dans le passage du Nord-Ouest. Toutefois, cette diminution peut aussi faciliter le déplacement de ces morceaux de glace de l’océan Arctique jusqu’à ce passage, ce qui pourrait au contraire accroître les risques pour la navigation », précise le professeur Copland.

Luke Copland est debout sur une falaise surplombant un glacier au Yukon.

Luke Copland, titulaire de la Chaire de recherche de l’Université en glaciologie, s’est rendu en hélicoptère sur une falaise surplombant le glacier Tweedsmuir, au Yukon. Photo : Dorata Medrzycka

Ces travaux alimentent d’autres recherches menées à l’Université d’Ottawa. Le tout a commencé par une étude de délimitation de l’étendue appelée CATAW (Climate Change Adaptation Assessment for Transportation in Arctic Waters – Évaluation de l’adaptation aux changements climatiques dans les eaux de l’Arctique) en septembre 2013. Cette étude met à contribution l’expertise de l’Université en sciences naturelles et en sciences sociales sur les changements dans l’Arctique. Dans une étude de suivi, publiée dans le numéro de janvier de la revue Climate Change, les chercheurs ont voulu savoir si la fonte des glaces augmentait le trafic maritime dans l’Arctique canadien. Même si l’étude montre que la preuve d’un lien direct est faible, le trafic maritime a bel et bien augmenté, surtout depuis 2007, et l’on constate que la saison dépasse la période habituelle, qui va généralement du 25 juin au 15 octobre.

Avec l’aide de l’étudiante de maîtrise Larissa Pizzolato, la professeure Dawson compare maintenant les données de la Garde côtière canadienne sur le nombre de navires au nombre de navires observés par les résidents locaux et aux données du Système d'identification automatique, qui donne la position des navires munis d’un système d’information géographique (SIG). L’étudiante prévoit se rendre dans les locaux de la Garde côtière à Iqaluit cet été pour observer de quelle façon les données sont recueillies. Selon la professeure Dawson, il s’agit de vérifier les faits, surtout parce que les petites embarcations ne sont pas obligées de signaler leur présence ni de fournir leur itinéraire.

« Des résidents locaux surveillent pour nous et nous envoient des photos des bateaux, et nous vérifions ensuite ces observations dans notre base de données. Je dirais que 95 % des navires signalés figurent dans notre base de données; il nous en manque donc à peu près 5 % », estime Jackie Dawson.

Le cas du Berserk II, une embarcation de 14,6 m dont la coque arborait des dents de requin, arrivée à Gjoa Haven puis à Cambridge Bay avec à son bord deux membres d’équipage illégaux ayant un dossier criminel, est un exemple des risques auxquels sont exposées les communautés du Nord, explique-t-elle.

La CATAW, financée par Transports Canada, n’est que la pointe de l’iceberg des recherches menées à l’Université. Des chercheurs font appel à des spécialistes dans plus d’une vingtaine de groupes, notamment au ministère des Pêches et des Océans, à Environnement Canada et à la Fédération mondiale de la faune, afin d’étudier des enjeux d’importance mondiale et nationale liés à la sécurité et au développement économique en Arctique.

« Nous avons le passage du Nord-Ouest, nous avons la plus grande population d’ours polaires de la planète et nous avons une vaste population autochtone qui vit dans l’Arctique canadien; nous avons donc le devoir de protéger l’Arctique et nous devrions en être fiers », affirme la professeure Dawson.

« Le Nord a toujours été au cœur des préoccupations de l’Université, mais son importance s’est accentuée dernièrement, remarque Luke Copland. Ottawa est l’un des centres les plus importants pour le Nord au niveau de la chaîne d’approvisionnement, notamment parce que le principal vol quotidien en direction d’Iqaluit part d’Ottawa. La plupart des gens du Nunavut qui ont besoin de soins médicaux ou dentaires viennent à Ottawa. La tradition est longue, et Ottawa compte une assez grande communauté inuite. »

Le fait que l’Université côtoie des scientifiques gouvernementaux et des décideurs à la Chambre des communes y est aussi pour beaucoup.

« L’avantage d’être à Ottawa, c’est qu’il est très facile d’établir des liens avec des gens du gouvernement. Il suffit de tourner le coin de la rue pour aller rencontrer les bonnes personnes », ajoute Luke Copland.

L’amour de l’Arctique

Norah Foy (M.Sc. 09) occupe un nouvel emploi depuis janvier en tant qu’analyste du programme de Surveillance intégrée de la pollution par satellite (SIPPS) du Service canadien des glaces (SCG), qui relève d’Environnement Canada. Elle se sert d’images satellitaires pour observer l’état de la glace – son emplacement et son épaisseur – dans les eaux de l’Arctique, mais aussi dans les Grands Lacs, le golfe du Saint-Laurent et sur les côtes de Terre-Neuve-et-Labrador.

« C’est un travail important parce que les bateaux peuvent rester coincés plusieurs jours dans des zones où la glace est dense et épaisse. Une épaisse couche de glace peut aussi causer d’importants dommages aux navires et aux constructions en mer. Mes analyses servent à créer des cartes qui aident les bateaux à naviguer efficacement et en sécurité dans les eaux canadiennes, explique Norah Foy. Si l’on détecte un déversement accidentel potentiel, le SCG communique sur-le-champ avec la Garde côtière et Transports Canada. »

Elle dit qu’elle a eu la piqûre pour les sciences du Nord lors de son premier stage sur le terrain au glacier Kaskawulsh, au Yukon, alors qu’elle était la première étudiante diplômée de Luke Copland.

« Le voyage en soi était vraiment excitant. J’ai fait mon premier tour d’hélicoptère, j’ai traversé un champ de glace en raquettes et je suis descendue dans une crevasse en rappel. Je n’avais jamais rien vécu de pareil. Et je savais que je voulais y retourner pour découvrir le Nord », raconte-t-elle.

Tyler Sylvestre (M.Sc. 09) met lui aussi à profit les compétences et les connaissances acquises pendant ses études de maîtrise sous la direction de Luke Copland. Il dépose des capteurs GPS sur des îles de glace, analyse des images-satellites et fait des prévisions sur les mouvements de la glace pour l’entreprise Canatec de Calgary. Même si sa thèse portait sur un glacier de l’île Devon, Tyler dit que les techniques de mesure et son expérience sur le terrain acquises à l’Université d’Ottawa l’ont aidé à obtenir cet emploi.

« L’entreprise veut surtout savoir à quel moment les glaciers et les plateformes de glace flottante se détacheront et s’en iront dans l’océan, explique-t-il. Ces morceaux de glace (plateformes flottantes) se détachent en immenses morceaux de la taille du centre-ville d’Ottawa. Une fois qu’ils sont dans l’eau, on les appelle des îles de glace. Avec le temps, une île se brise en deux, puis ces deux îles deviennent 20 morceaux, etc. Nous installons des GPS sur ces morceaux et suivons leurs déplacements dans les zones louées par des entreprises pétrolières. Les chercheurs veulent aussi savoir où vont ces morceaux de glace. »

Photo principale :
Norah Foy au glacier Kaskawulsh, au Yukon, où elle a poursuivi ses travaux de thèse de maîtrise. Photo : Sierra Grace Pope

Jackie Dawson, avec les maisons de Pond Inlet en arrière plan.

Jackie Dawson, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’environnement, la société et les politiques et professeure agrégée à l’Université d’Ottawa, au lieu pittoresque de Pond Inlet.

 

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