Ghazaleh Jerban étudie à la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa où elle termine sa thèse de doctorat. En 2018, elle a reçu la première Bourse de recherche Ingenium-Université d'Ottawa sur le genre, les sciences et la technologie pour son travail centré sur l’incidence du genre dans le droit de la propriété intellectuelle.

Entrevue

Nous avons eu l'occasion de discuter plus en profondeur avec Ghazaleh de ses recherches, et d'écouter ses réflexions sur l'importance de mettre en lumière le travail des femmes dans les domaines des STIM. Cette entrevue a été réalisée en personne et par courriel, éditée, condensée et traduite en français.

Cette interview a été réalisée et compilée par Zoë Argiropulos-Hunter pour les Archives et Collections spéciales au printemps 2019.

Ghanzaleh Jerban

Archives et collections spéciales : D'après ce que j'ai lu au sujet de vos recherches, vous vous intéressez aux domaines dans lesquels le genre et le droit des brevets s’entrecroisent ? Pouvez-vous m'en dire davantage ?

Ghazaleh Jerban : Mon intérêt pour la propriété intellectuelle et les théories féministes m'a amenée à utiliser le féminisme comme angle de questionnement sur la place des femmes dans le contexte de droit de la propriété intellectuelle qui réglemente l'innovation et la créativité.

Poser la "question des femmes" dans ce contexte peut prendre plusieurs directions. L'une des orientations consiste à examiner comment les lois sur la propriété intellectuelle, y compris le droit des brevets, affectent différemment les femmes et les hommes. Le droit des brevets, par exemple, a fait l'objet de critiques en raison de son rôle dans l'entrave à l'accès aux médicaments essentiels et abordables. Bien que les femmes et les hommes en soient affectés, il y a des raisons valables d'affirmer que les femmes sont plus gravement touchées. Premièrement, le coût élevé des médicaments affectera plus durement ceux qui ont des ressources moindres et un statut social moins élevé. Dans de nombreux cas, ce sont des femmes qui sont touchées. En outre, bien que les femmes et les hommes soient généralement confrontés à des défis similaires en matière de santé dans leur vie quotidienne, il existe des différences significatives entre eux en raison de leurs différences biologiques. Par exemple, la capacité de reproduction des femmes les rend vulnérables et les exposent à un large éventail de problèmes de santé. Il en résulte que les femmes ont des besoins spécifiques, dont il faut tenir compte pour qu'elles puissent exercer leurs droits à la santé.

ARCS : Quels liens peut-on faire avec les femmes en STIM ?

GJ : Examiner la définition même de l’innovation et de la créativité dans une perspective de genre, est une autre direction possible que peut prendre l’analyse féministe du droit de la propriété intellectuelle. En d'autres termes, les droits de propriété intellectuelle déterminent ce qui est digne de protection de ce qui ne l'est pas. L’attribution des droits modèle ainsi notre définition de l’innovation et de la technologie.

Au premier abord, les lois sur la propriété intellectuelle semblent objectives et non sexistes, car contrairement à d'autres domaines du droit qui traitent directement de l'inégalité entre les sexes (comme le droit de la famille par exemple), ces lois ne semblent pas, à première vue, être liées au genre. En fait, les règles juridiques elles-mêmes ne mentionnent ni les femmes ni les hommes. Par conséquent, en apparence, toute femme peut produire n'importe quelle invention, déposer un brevet et percevoir des redevances d'une manière égale à celle d'un homme, conformément à la loi. La réalité, cependant, demeure très différente puisqu'il existe des filtres juridiques intégrés qui empêchent la reconnaissance de la contribution des femmes.

Historiquement, la définition de la technologie a toujours inclus exclusivement les actifs traditionnellement fabriqués par les hommes. Ainsi, les activités traditionnellement exercées par les femmes, comme le tissage et le tricot qui bien qu’exigeant un degré élevé de dextérité et de calcul, ont été rejetées de la définition. De cette façon, la base de ce qui définit la technologie à protéger par le droit des brevets est sexospécifique et, par conséquent, l'extension d'un système sexospécifique est maintenue. En ajoutant l'exigence technologique comme condition d'approbation d'un brevet (alors qu'il est bien connu qu'il existe d'énormes écarts entre les hommes et les femmes dans les domaines des STIM et en niant ce fait), les critères qui définissent le sujet éligible au brevet devient clairement problématique dans une perspective de genre.

ARCS : Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce sujet et sur son lien avec votre recherche ?

GJ : Ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment les formes de créativité et d'innovation qualifiées de "traditionnellement féminines" sont traitées dans le cadre des lois existantes sur la propriété intellectuelle. Pour ma thèse de doctorat, j'ai réalisé deux études de cas pour examiner les connaissances traditionnelles des femmes iraniennes sur le tissage des tapis persans et la production de safran. Je me suis rendue en Iran et j'ai visité des ateliers de tissage de tapis à Kashan et des fermes de safran à Khorasan, afin d’interroger les femmes locales impliquées dans ces secteurs et pour documenter leur savoir traditionnel.

Actuellement, des négociations internationales sont en cours sur la manière de protéger les savoirs traditionnels, c'est-à-dire les savoir-faire, les compétences et les pratiques développées, entretenues et transmises de génération en génération au sein d'une communauté. La valeur commerciale et économique des connaissances traditionnelles dans les industries agricoles, pharmaceutiques et créatives a fait ses preuves. Toutefois, jusqu'à présent, les savoirs traditionnels n'ont pas été largement protégés par les lois sur la propriété intellectuelle, ce qui permet à d'autres de les utiliser à mauvais escient et d'obtenir des droits exclusifs, tels que des brevets fondés sur les savoirs traditionnels des communautés autochtones et locales. La question se recoupe avec les discussions des femmes car, dans de nombreux endroits, les femmes sont les plus importantes praticiennes et gardiennes du savoir traditionnel, et de nombreuses traditions culturelles sont transmises principalement ou exclusivement d'une génération de femmes à l'autre. C'est sur ce point que mes recherches révèlent leur pertinence. En fait, j'apporte une perspective sexospécifique à la discussion sur la protection des connaissances traditionnelles, un domaine où le genre est resté remarquablement invisible.

ARCS : Des éléments découverts lors de vos recherches vous ont-ils choqué ou surpris ?

GJ: Bien sûr, mon projet de bourse était axé sur un artefact connu sous le nom de "tores de mémoire", qui est une forme ancienne de mémoire d'ordinateur. Ce qui est intéressant à propos de ce type de mémoire informatique, c'est qu'elles ont été tissées à la main par des femmes hautement qualifiées. Mon projet examinait le travail de tissage des tores de mémoire resté dans l’ombre, réalisé par des mains de femmes et considéré d’un statut inférieur, face au travail d’ingénierie informatique majoritairement masculin considéré d’un statut supérieur. Il est frappant de constater qu'un aspect de l'objet est hautement valorisé et récompensé dans le système de propriété intellectuelle. L'autre aspect est caché aux yeux du public et non reconnu dans le système actuel de propriété intellectuelle.

J'ai été encore plus surprise lorsque j'ai appris qu'un processus similaire était à l'origine de la production du programme de navigation spatiale Apollo, dans le cadre duquel la NASA a embauché des ouvrières du textile pour tisser la mémoire à chaînes de tores des systèmes de navigation spatiale. Les ingénieurs de la NASA ont surnommé ce matériel "mémoire LOL" pour les "Little Old Ladies" qui tissaient soigneusement les fils à la main. Comme David Mindell l'explique dans son livre : " La NASA était bien consciente que la réussite de ses vols dépendait des gestes délicats et précis accomplis par les doigts de ces femmes. "

Le fait de lever le voile sur la contribution occultée des femmes dans le domaine de la production de mémoires à tores constitue un bon exemple dans le contexte de la théorie féministe du dualisme et aide à remettre en cause la supposée séparation entre le travail cognitif des ingénieurs et le travail manuel des tisserandes. Il nous invite à questionner de nouveau ce qui définit l'innovation et le travail créatif. Il souligne également que les mondes du tissage et de l'informatique, ou du tissage et des voyages dans l'espace, ne sont pas aussi séparés que nous pourrions l'imaginer !

ARCS : Quel impact espérez-vous pour votre recherche ?

GJ : Mon objectif est de mettre en œuvre une recherche juridique basée sur le plaidoyer pour persuader les décideurs internationaux et nationaux de remodeler le système de propriété intellectuelle afin qu'il favorise plutôt qu'il n'entrave l'innovation sous toutes ses formes, quels que soient le sexe, la race et la classe des collaborateurs. Sur la base de mon projet de bourse et des résultats de mon travail sur le terrain (écouter et observer les pratiques traditionnelles des femmes iraniennes pour la culture du safran et la fabrication de tapis persans), j'ai l'humble espoir de formuler des recommandations politiques concernant tout futur mécanisme de protection des connaissances traditionnelles et comment il devrait être un mécanisme sensible au genre qui vise à reconnaitre le rôle les femmes et leurs connaissances traditionnelles.

ARCS : L'an dernier, vous avez reçu la bourse Ingenium de l'Université d'Ottawa. Pouvez-vous m'en dire plus à ce sujet et me raconter votre expérience ?

GJ : Ce fut une grande expérience de travailler au musée et d'avoir accès aux collections, aux entrepôts et aux bibliothèques. En tant que juriste, je me souviens de la première fois que j'ai visité les entrepôts ; j'étais tellement enthousiaste à l’idée de découvrir de grandes salles pleines d'artefacts dont chacun d'entre eux pouvant potentiellement faire l'objet de mes recherches !

De plus, la bourse m'a donné l'occasion de recevoir des conseils et de partager mon travail avec des personnes d'autres disciplines qui n'avaient pas nécessairement une formation en droit ou en propriété intellectuelle. C'était une occasion en or que, en tant que chercheuse, je favorise toujours ! Ce n'est qu'après avoir rencontré mon superviseur et d'autres collègues au musée et avoir discuté de ma proposition de recherche principale que j'ai pu faire un lien entre mon monde théorique et le monde réel des artefacts disponibles dans les entrepôts. Partager et communiquer mes recherches en dehors du cercle de personnes ayant une expertise similaire à la mienne m'a permis d'obtenir des résultats qui s'inscrivent parfaitement dans le cadre de ma recherche doctorale.

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