Comment transmettre la valeur d’une formation en sciences humaines dans un monde où l’intelligence artificielle et la spécialisation technique semblent occuper une place croissante ? Lorsque nous avons invité les personnes étudiantes à se confronter à des scénarios préécrits de leur avenir, il ne s’agissait pas simplement de faire la promotion de nos cours ou de nos programmes. Il s’agissait d’explorer ce que signifie le fait de reprendre le contrôle sur son avenir.
« L’intelligence humaine pour un avenir plus humain » reflète l’essence même de ce que cultivent les sciences humaines : la capacité d’agir, la créativité, la pensée critique, l’empathie, la curiosité et bien plus encore. Ce positionnement, développé en collaboration avec l’équipe de Fractal Communications, a mené directement à notre campagne « Avenirs programmés », qui met en contraste, de manière volontaire, les compétences humaines nourries par une formation en sciences humaines avec les visions déterministes d’un monde de plus en plus régi par les algorithmes.
Algorithmes et pouvoir d’agir
Au cœur d’« Avenirs programmés » se trouve notre engagement envers un principe fondamental : la technologie doit être au service de l’humanité, et non l’inverse. Nous reconnaissons que notre quotidien dépend de plus en plus des algorithmes – ces bases du calcul informatique – pour organiser et optimiser nos choix. Qu’il s’agisse de nos listes musicales, de recommandations de films, de décisions financières, de rencontres amoureuses, de nos habitudes alimentaires ou encore de nos interactions sociales, nos vies sont aujourd’hui fortement influencées par des technologies prédictives. J’en fais partie moi aussi : chaque matin, je consulte mon application Whoop pour connaître l’état de mon sommeil, mon niveau d’effort et ma récupération.
Les algorithmes fonctionnent uniquement par corrélation. Ils prédisent nos préférences futures à partir de données passées. Comme l’explique ma collègue Bethany Nowviskie dans un chapitre remarquable de l’ouvrage Pastplay: Teaching and Learning History with Technology (que j’ai dirigé et publié en 2014 aux Presses de l’Université du Michigan), les algorithmes sont le produit de choix interprétatifs faits par des individus, par les personnes qui les conçoivent.
Lorsque les algorithmes sont la propriété d’entreprises privées, il est impossible d’en comprendre le fonctionnement. Et si on les accepte et les utilise sans réfléchir, ils laissent peu de place à la créativité, à la spontanéité, à l’intuition ou à l’imagination. Au fil du temps, cette dépendance peut gruger notre autonomie et nous amener, subtilement, à devenir des individus moins actifs, plus passifs, façonnés par des choix extérieurs plutôt que par nos propres décisions. Dans le collectif Pastplay, nous exprimions déjà notre inquiétude à l’égard des personnes qu’on qualifie de « natives du numérique », nées et élevées avec la technologie, par opposition aux personnes comme moi, qui ont adopté ces technologies plus tard dans la vie. Nous craignions qu’elles deviennent des utilisatrices ou utilisateurs passifs du numérique, absorbant du contenu sans le produire, l’analyser ou le comprendre de manière critique.
L’effacement des futurs possibles et l’illusion du présent perpétuel
Une autre source de préoccupation est ce que les philosophes appellent le « présentisme » : une tendance culturelle qui traduit l’incapacité à formuler des visions d’avenir claires, porteuses d’espoir. Cette absence nous enferme dans une logique d’optimisation permanente du moment présent. Nous cherchons constamment à perfectionner notre quotidien, sans même nous poser la question essentielle : que cherchons-nous à optimiser ? Sans la capacité de concevoir un avenir véritablement meilleur, l’optimisation devient un exercice creux — une perfection dépourvue de sens. Si nous perdons la faculté d’imaginer ou même d’exprimer un avenir porteur de sens, comment pourrons-nous un jour le construire ? Si les algorithmes prédéterminent nos trajectoires, que reste-t-il de notre humanité, de notre imagination, de notre capacité à créer ?
Dans les coulisses de l’expérience
Pour explorer ces enjeux de façon concrète, nous avons lancé une invitation aux personnes étudiantes de l’Université d’Ottawa : venir dans notre boîte noire théâtrale (un espace que j’ai eu le privilège de construire et d’inaugurer en 2018 en tant que doyen, grâce au travail de mes collègues du Département de théâtre et d’autres unités de l’Université), afin d’y prendre la parole, face à la caméra, par rapport à une série d’énoncés portant sur le futur.
Nous avons été surpris par l’ampleur de la réception : plus d’un millier d’étudiantes et étudiants ont manifesté leur intérêt. De ce nombre, nous avons retenu vingt-cinq personnes aux parcours variés – étudiantes et étudiants au baccalauréat, aux cycles supérieurs ou en apprentissage continu – qui ont participé à l’expérience. Dans un décor minimaliste, presque austère, nous leur avons remis des scénarios rédigés à la première personne, contenant des prédictions percutantes sur leur avenir. Ces affirmations visaient à susciter la réflexion autour du déterminisme algorithmique. Par exemple :
- « Mon meilleur ami sera un agent conversationnel. »
- « Je ne saurai pas si ma ou mon thérapeute est une personne réelle ou une imitation numérique, mais je ne m’en soucierai pas, car le traitement sera efficace. »
- « Mon groupe de musique préféré sera un programme qui compose uniquement pour moi. »
- « Mon alimentation, ma routine, ma journée de travail, et même mes interactions sociales seront parfaitement optimisées par l’intelligence artificielle. »
- « Il me faudra un abonnement mensuel pour porter un pantalon. »
En lisant ces phrases, les participantes et participants ont spontanément réagi : étonnement, scepticisme, inconfort, voire résistance. Leurs réactions émotionnelles ont été captées en temps réel par la caméra.
L’intelligence humaine à l’œuvre
Au départ, les personnes participantes ont abordé les textes avec retenue. Puis, peu à peu, leurs réactions se sont faites plus franches, plus incarnées. Elles ont refusé d’adhérer passivement aux récits déterministes, rejetant l’idée qu’elles n’auraient aucun contrôle sur leur avenir. Au contraire, elles ont affirmé avec force l’importance du choix, de la créativité, du lien humain, de la réflexion critique. Ces éléments sont au cœur de leur identité et de leur quête de sens.
Elles ont démontré que réfléchir, ressentir, s’indigner, inventer, sont autant de manifestations concrètes de ce que signifie l’intelligence humaine. L’intensité émotionnelle et intellectuelle de leurs réponses en est la preuve vivante.
Ce que nous retenons surtout de l’expérience « Avenirs programmés », c’est cette capacité remarquable, persistante et inspirante à résister aux récits fatalistes. Malgré l’omniprésence des discours sur l’inévitabilité algorithmique ou sur le déclin de l’espoir, les personnes participantes ont affirmé leur volonté de créer des possibles. Elles n’ont pas accepté les prédictions algorithmiques comme des vérités immuables. Elles se sont affirmées comme des personnes capables d’imaginer autrement, de proposer des avenirs différents, de construire autre chose.
Sciences humaines : reprendre la main sur notre avenir
Grâce à cette campagne expérimentale, nous avons commencé à formuler pourquoi les sciences humaines sont, en 2025, plus pertinentes que jamais. Une formation en arts, en lettres ou en sciences humaines développe précisément les compétences humaines — imagination, pensée critique, empathie — que les algorithmes ne peuvent ni reproduire, ni remplacer.
Alors que nous évoluons dans un monde technologique de plus en plus complexe, ces compétences constituent notre force la plus précieuse et la plus durable.
La campagne sur l’intelligence humaine n’est que le début d’une réflexion plus vaste. Comment souhaitons-nous que la technologie façonne notre vie personnelle et professionnelle ? Et surtout, comment garantir que l’humain reste au centre de tout ?
À la Faculté des arts de l’Université d’Ottawa, nous avons à cœur d’explorer ces questions. Et nous vous invitons à vous joindre à nous dans cette conversation essentielle.
Choisissons de bâtir des avenirs plus humains.