Série de blogues : Lutte des années 80 pour les droits des travailleuses domestiques - Partie 1

ARCS
Bibliothèque

Par Meghan Tibbits-Lamirande

Storyteller-in-residence, Archives and Special Collections

Photographie de militants et de travailleurs domestiques
Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F4
Partie 1 - "Vue des cuisines : Les femmes immigrées s'expriment sur la valeur du travail ménager".

Le 27 octobre 1979, deux organisations torontoises, l’Employment Services for Immigrant Women (ESIW) et l’Housewives Initiative coparrainent un forum intitulé « Vue des cuisines : les femmes immigrées parlent de la valeur du travail ménager »1. Ce forum, qui se tient au Jorgensen Hall de Ryerson, vise à unir les femmes immigrantes et les femmes au foyer canadiennes dans la lutte pour la reconnaissance économique du travail domestique. Joan French, présidente du Syndicat national des enseignants démocrates de la Jamaïque, est l'une des principales intervenantes du forum. Selon un communiqué de presse de la Housewives Initiative, Mme French est en visite à Toronto "pour une mission d'enquête sur le statut des femmes antillaises au Canada"2.  Dans sa présentation « Les travaux ménagers dans le Tiers Monde »3 , Mme French présente la dévalorisation du travail des femmes comme un problème mondial : "Les femmes ne constituent pas seulement une main-d'œuvre considérable partout dans le monde, elles endossent également la responsabilité de se former, d’éduquer et de maintenir active cette main d’œuvre. Elles la prennent en charge en cas d’invalidité ou de maladie, et en prennent soin lorsque la société n’a plus besoin de ses services. Aucune société, quel que soit son système politique, n'a encore résolu le problème des tâches ménagères"4.

Dépliant pour le forum "A View from the Kitchen : Immigrant Women Speak Out on the Value of Housework"
Dépliant pour le forum "A View from the Kitchen : Immigrant Women Speak Out on the Value of Housework" (27 octobre 1979) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-008-S6-F8

Dans ce discours, Mme French s’élève avec force contre le capitalisme mondial, un système dans lequel l'Occident exploite les peuples du tiers-monde pour leur travail et les ressources naturelles de leur terre.** Elle reconnait également que la révolution socialiste n'avait pas abordé la question de l'émancipation économique des femmes :

La possibilité d'une pleine égalité des femmes n'existe pas dans les relations socio-économiques d'exploitation qu’implique la société capitaliste. Le capitalisme exploite les femmes, et à travers elles les hommes, en payant le travail d'un seul travailleur, alors qu’il bénéficie du travail de deux personnes… Les capitalistes font plus de profits en raison d’une non-rémunération pour le travail effectué par les femmes. Ce sont les hommes détenteurs de salaires déjà maigres qui prennent en charge le travail effectué par les femmes. Ils inventent ensuite toute une philosophie sur le rôle de la femme qui vise à la maintenir en position de servitude dans la société. Une partie de cette philosophie concerne une conception du rôle de la famille comme foyer de merveilleuses traditions qui implique un travail gratuit, maintenant les femmes et les hommes unis dans des contraintes économiques plutôt qu’affectives. Cette philosophie est aussi tenace dans les pays à tendance socialiste que capitaliste. L'idée que le travail des femmes n'a aucune valeur, qu'il est improductif ou même dégradant, est un pilier fondamental de la théorie socialiste telle que nous la connaissons actuellement. Cette hypothèse insidieuse issue des théories capitalistes s'est infiltrée dans la théorie et la pratique socialistes, alors que Marx écrivain à l’époque... le mouvement des femmes n'avait pas encore développé la force de conviction nécessaire pour insister sur le fait que la révolution devait aussi composer avec les problèmes liés à leurs vies "privées"5.

En 1979, cette exploitation sexuée est particulièrement intense pour les femmes du tiers-monde qui, selon Mme French, effectuent "le travail le plus dur, le plus éreintant et le plus fastidieux de toutes les femmes du monde, tout en ayant accès aux avantages les plus faibles". Tout comme les révolutions socialistes dans le monde qui ont contribué à améliorer les conditions de la classe ouvrière mais n'ont pas abordé le problème de l'émancipation économique des femmes, les mouvements de libération des femmes en Amérique du Nord ont amélioré les conditions d'intégration des femmes blanches dans le monde du travail tout en négligeant la question de l'exploitation des immigrantes et des femmes racialisées. French situe ces deux formes d'exploitation dans le cadre du capitalisme, un système économique qui dévalorise le travail traditionnel des femmes et génère des profits pour les entreprises occidentales grâce à l'extraction de ressources dans des pays économiquement plus pauvres.
 

Photographie de Joan French, publiée dans Charmaine Montague
Photographie de Joan French, publiée dans Charmaine Montague, "Housewives should be paid, women's seminar told", Contrast (1er novembre 1979) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F1

Les travailleurs domestiques immigrés qui arrivent au Canada avant 1970 obtiennent le "statut de résident permanent", cela signifie qu’ils peuvent demander la citoyenneté canadienne après avoir vécu et travaillé dans le pays pendant un certain temps. Cependant, "la politique d'accueil des travailleurs domestiques immigrés en tant que résidents permanents change dans les années 70, lorsque le gouvernement introduit les visas d'emploi temporaire"6  . Les Programmes pour les travailleurs temporaires étrangers au Canada ciblent spécifiquement les femmes des Caraïbes afin qu'elles effectuent des travaux domestiques faiblement rémunérés dans les foyers canadiens. Dans le cadre de ces contrats, les travailleuses immigrées doivent vivre avec leur employeur, ne sont pas protégées par la législation sur le salaire minimum et doivent souvent faire des heures supplémentaires non rémunérées. Bien que ces travailleuses contribuent au régime de la sécurité sociale, elles n'ont pas le droit de bénéficier des prestations sociales tels que l'aide sociale ou les régimes de pension. En outre, leur présence au Canada repose entièrement sur leur emploi continu en tant que travailleuses domestiques. Elles ne sont pas autorisées à occuper d'autres formes de travail. L’absence de réglementation gouvernementale laisse souvent place à l’exploitation, la surcharge de travail et la maltraitance de ces employées. Souvent à la merci de leurs employeurs, elles peuvent également se voir menacer d’expulsion sur un coup de tête de ces derniers7.

« Cette exploitation des temps modernes », a déclaré Mme French, « présente peu de différences avec la traite des esclaves ». Elle ajoute qu’il existe un lien entre « la lutte des travailleuses domestiques immigrées » et « la lutte des pays issus du Tiers monde pour redresser le déséquilibre économique entre les pays développés et les pays en voie de développement ». Elle fait valoir que « les richesses des pays du Tiers monde finissent dans les pays développés, et nous venons donc dans les pays développés comme le Canada pour récupérer ce manque à gagner ». Les immigrantes, a-t-elle déclaré, « sont ici de droit - le droit de leur travail effectué au nom des pays développés, à la fois dans le Tiers monde et dans ces pays développés lorsqu'ils s'y rendent en tant qu'immigrantes »8.  Bien que beaucoup considèrent l'immigration comme un acte de charité envers les immigrés, Mme French a souligné que l'État canadien comptait sur les travailleuses domestiques immigrées pour les travaux ménagers et d'autres tâches économiquement dévalorisées. Par conséquent, elle a souligné l'hypocrisie raciste et suprématiste blanche qui imprègne souvent les versions canadiennes de la "libération des femmes"
 

Lois de Shield (Employment Services for Immigrant Women), "Why Do Women Come?" publié dans le Wages for Housework Campaign Bulletin
Lois de Shield (Employment Services for Immigrant Women), "Why Do Women Come?" publié dans le Wages for Housework Campaign Bulletin, vol. 4, no. 2 (hiver 1979) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F1

L'ouvrage "A View from the Kitchen : Immigrant Women Speak Out on the Value of Housework" a finalement abouti à la formation d'INTERCEDE, également connue sous le nom de Coalition internationale pour mettre fin à l'exploitation des travailleuses domestiques. Née d'une coalition entre Employment Services for Immigrant Women (ESIW), The Housewives Initiative, Labour Rights for Domestic Servants (LRDS) et le Toronto Wages for Housework Committee, INTERCEDE a formulé les cinq revendications suivantes lors de sa réunion inaugurale en novembre 1979 :

  1. Le gouvernement de l'Ontario doit immédiatement réintroduire et adopter un projet de loi qui inclurait le travail domestique dans la législation sur le salaire minimum.
  2. Le contrat signé par le ministère de l'emploi et de l'immigration et les employeurs de travailleuses domestiques titulaires d'un permis de travail doit être signé par le travailleur concerné, et ce contrat doit être juridiquement contraignant.
  3. Des agences communautaires indépendantes doivent être financées par le gouvernement pour veiller à ce que la législation sur le salaire minimum et les termes des contrats des travailleuses domestiques soient respectés par leurs employeurs.
  4. Toutes les femmes qui se trouvent actuellement au Canada avec un permis de travail doivent être autorisées à demander immédiatement le statut d'immigrante reçue.
  5. Les taux d'aide sociale doivent être augmentés immédiatement pour atteindre un salaire décent, et les femmes immigrées doivent être autorisées à demander l'aide sociale sans risque d'expulsion.9 

Au cours de la décennie suivante, INTERCEDE s'est élargie pour inclure des organisations de femmes immigrées dans tout l'Ontario et dans tout le pays, et effectue un travail de défense essentiel en plus de l'éducation et du lobbying politique. La coalition a particulièrement bénéficié de ses relations avec les militantes des Caraïbes et des Philippines, qui ont apporté une analyse politique, une stratégie d'organisation et une expérience culturelle essentielles à la lutte pour les droits des travailleuses domestiques. Aux côtés des travailleuses immigrées qui risquaient de mauvais traitements et l'expulsion en raison de leur engagement pour la défendre les droits des travailleurs canadiens, ces militantes ont joué un rôle essentiel dans l'obtention de nouvelles protections pour les travailleurs domestiques tout au long des années 1980. Toutefois, ces réformes n'ont pas permis d'accorder le statut de résident permanent à toutes les travailleuses domestiques, perpétuant ainsi la dévalorisation sexiste du travail des femmes et la dévalorisation raciste des compétences des femmes provenant de pays défavorisés dans le système économique mondial. 

Cette année, les Archives des femmes de l'Université d'Ottawa souhaitent célébrer les travailleuses immigrantes et leur contribution dans l’amélioration des droits de la personne au Canada. Ceci est la première partie d'une série d’articles de blogues relatant la lutte des années 80 pour la reconnaissance des droits des travailleuses domestiques, menant à la Journée internationale des travailleurs domestiques le 16 juillet 2024. Visitez le site https://migrantrights.ca/ pour en savoir plus sur la lutte et exiger le #StatusforAll. 
 

**Note sur la langue : L'auteur de cet article utilise le terme "tiers-monde" non seulement pour mieux refléter les positions de Joan French sur les conditions des travailleuses domestiques, mais aussi pour mettre l'accent sur le mouvement international de solidarité  qui s'est développé pendant la période de la guerre froide (vers les années 1950-1980). Le "tiers-mondisme" s'est développé à une époque de guerres d'indépendance qui ont eu lieu en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie. Ce mouvement a mis l'accent sur la solidarité et la coopération entre les pays du "tiers-monde" dans leur lutte commune contre l'impérialisme, le colonialisme et le néocolonialisme. Le tiers-monde définissait donc les pays qui n'étaient alignés ni sur l'OTAN (le premier monde), ni sur le bloc communiste (le second monde). Cliquez ici pour en savoir plus sur l'évolution de l'utilisation de ces termes au fil du temps.

Notes

1.Traduction du titre original en anglais du forum: « A View from the Kitchen: Immigrant Women Speak Out on the Value of Housework ». 
2.Housewives' Initiative, Kensington Counselling and Information Center. Communiqué de presse pour "A View from the Kitchen" (10 octobre 1979) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-008-S6-F8
3.Traduction du titre original en anglais: « Housework in the Third World ».
4.Joan French. "Le travail ménager et le tiers monde". Présentation préparée pour le forum "A View from the Kitchen : Immigrant Women Speak Out on the Value of Housework" au Ryerson College, Toronto (27 octobre 1979) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-008-S6-F8
5. ibid.
6. Marilyn Barber, "Domestic Service (Caregiving) in Canada", L'Encyclopédie canadienne, https://www.thecanadianencyclopedia.ca/en/article/domestic-service 
7. ibid.
8. Joan French. "Le travail ménager et le tiers monde". Présentation préparée pour le forum "A View from the Kitchen : Immigrant Women Speak Out on the Value of Housework" au Ryerson College, Toronto (27 octobre 1979) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-008-S6-F8
9. Comité directeur d'INTERCEDE, "Qu'est-ce qu'INTERCEDE ?" (Juillet 1980) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS1-F6