Women Working with Immigrant Women: une organisation solidaire des femmes immigrantes, une force de subversion au sein du mouvement féministe canadien.

Par Michelle Lalonde

Écrivaine en résidence, Bibliothèque uOttawa

Canadian Textile and Chemical Union on Strike at Puretex Knitting Co
Canadian Textile and Chemical Union on Strike at Puretex Knitting Co., Toronto, 1978. Photographe inconnu. Collection des ACMF 10-001-S3-I1250 © uOttawa Archives et collections spéciales.
En décembre 1978, environ 200 travailleuses et travailleurs de la Puretex Knitting Company, une usine textile à Toronto, entamaient une grève qui allait durer quatre mois.

La main-d’œuvre se composait en majorité de femmes immigrantes, en provenance pour la plupart d’Italie, mais aussi du Portugal, de la Grèce et des Caraïbes.

Plus tard, cet événement sera qualifié de « poudrière ». Il mobilisa alors l’ensemble du mouvement féministe au Canada en soutien aux femmes immigrantes exploitées par l’industrie textile. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

Des recherches dans les Archives canadiennes du mouvement des femmes ont démontré que, sous l’impulsion de groupes de femmes immigrantes, cette grève a marqué un tournant dans le mouvement des femmes de cette époque.

L’historienne féministe Julia Aguiar a démontré que l’ouverture du mouvement féministe vers plus de diversité a résulté, entres autres, des revendications d’organisations telles que le Women Working with Immigrant Women (WWIW) pour de meilleures conditions de travail.

« Le WWIW était un organisme pivot dans le rassemblement des femmes immigrantes », écrit-elle en 2022 dans son mémoire de maîtrise consacré à ce sujet.

Le paysage démographique de l’immigration au Canada s’est transformé après l’adoption en 1967 du système à points. Ce système devait mettre fin aux pratiques arbitraires privilégiant certaines races et nationalités. Ce changement fit alors chuter l’immigration en provenance d’Europe, ouvrant la porte à celle provenant de l’Asie, des Caraïbes, de l’Amérique latine, du Moyen-Orient et de l’Afrique.

Ce nouvel afflux fit germer dans les années 1970 de nombreux organismes au service des néo-Canadiennes à Toronto et ailleurs au pays.

C’est ainsi qu’en 1974, un groupe de femmes travaillant dans divers organismes au service des communautés immigrantes de Toronto fondit le WWIW, un groupe d’encadrement voué à la défense des intérêts des immigrantes. Le groupe tissa des réseaux entre les communautés immigrantes et avec d’autres mouvements progressistes.

A juste titre, les femmes immigrées prirent la direction de l'organisation peu après la création du WWIW. Nombre d'entre elles étaient arrivées au Canada en provenance de pays gouvernés par des régimes autoritaires.

Sachant qu’un grand nombre de leurs semblables travaillaient dans l’industrie du textile à cette époque, le WWIW tendit la main à leurs syndicats. Certaines des grévistes de la Puretex Knitting Company adhérèrent à l’organisme, dont Salomé Loucas.

Cette Chypriote s’était installée à Toronto en 1969, à l’âge de 20 ans, parrainée par son conjoint, arrivé avant elle. Quelques semaines après son installation, elle se fit embaucher comme ouvrière non qualifiée à Puretex, pour 1,10 $ l’heure. Après la naissance de ses deux enfants et sa séparation d’avec leur père, elle dut chercher un emploi mieux rémunéré.

« Je suis devenue coupeuse, et j’ai découvert que les hommes qui faisaient le même travail que moi gagnaient davantage », dit-elle dans une entrevue depuis son domicile à Toronto. « C’est ce qui m’a poussée vers le syndicalisme. Je voulais changer les choses. »

« J’élevais seule avec mes enfants à cette époque [...] et l’épicerie ne coûtait pas moins cher pour les mères célibataires. On avait les mêmes dépenses que les autres, et chaque sou comptait. »

En 1972, les membres du personnel de Puretex votèrent en faveur de leur adhésion au Syndicat canadien des travailleurs du textile et de la chimie. Ce succès était le fruit du travail acharné de Salomé Loucas, en étroite collaboration avec la célèbre féministe et militante syndicale québécoise Madeleine Parent. Cofondatrice du Syndicat, Parent occupait alors le poste de secrétaire-trésorière et était une grande alliée des travailleuses et travailleurs du textile dans leurs nombreux conflits avec le patronat au cours des années 1970 et au début des années 1980.

Scioperare! Puretex Songs. Canadian Textile and Chemical Union
Scioperare! Puretex Songs. Canadian Textile and Chemical Union. 197- Collection des ACMF 10-001-S3-I226. © uOttawa Archives et collections spéciales.

Une première grève fut menée à Puretex en 1972 pour forcer l’employeur à signer la première convention collective. Le personnel a obtenu une légère hausse des salaires et une réduction de la semaine de travail à 45 heures; l’écart salarial entre les hommes et les femmes a toutefois été maintenu, et les relations de travail se sont envenimées au cours des années qui suivirent.

En 1976, les ouvrières et ouvriers de l’usine dénoncèrent leurs conditions de travail dans les médias et à la Commission ontarienne des droits de la personne.

En effet, pour surveiller les moindres faits et gestes des travailleuses, le propriétaire avait installé neuf caméras en circuit fermé dans les installations, dont l’une était braquée sur la porte des toilettes des femmes. Fait révélateur, les caméras étaient éteintes l’après-midi, durant le quart de travail des hommes, et leurs toilettes n’étaient pas surveillées.

Au printemps de 1977, Madeleine Parent déclarait au micro de la radio de CBC : « C’est indigne pour un être humain d’être constamment épié par des caméras. »

Pour sa défense, Gary Satok, propriétaire de Puretex, affirmait que des membres du personnel le volaient. Cependant, malgré cette surveillance intensive, il n’a pu relever qu’un seul incident sérieux. La personne impliquée avait par ailleurs été congédiée, accusée et reconnue coupable.

« Je dois voir ce que font mes gens toute la journée » a-t-il lancé en entrevue au Globe and Mail pour justifier ses pratiques. « Je n’ai pas de temps à perdre. Comment diable suis-je censé diriger mon usine si je ne peux pas vérifier que tout le monde fait son travail? » 

Tract. Canadian Textile and Chemical Union
Tract. Canadian Textile and Chemical Union. Toronto, 197-. Collection des ACMF 10-001-S1-F441. © uOttawa Archives et collections spéciales.

Dans leur lutte pour améliorer leurs conditions de travail et accéder à de meilleurs services, les immigrantes sont devenues de plus en plus politisées et mieux organisées. Des organismes provinciaux et nationaux ont rapidement vu le jour, tels que la Coalition des femmes appartenant à une minorité visible, l’Organisation des femmes immigrantes et des femmes appartenant à une minorité visible de l’Ontario, ainsi que l’Organisation nationale des femmes immigrantes et des femmes appartenant à une minorité visible du Canada. Les membres de WWIW étaient également actives au sein de tous ces groupes.

En 1978, environ 2 000 personnes se sont réunies au Convocation Hall de l’Université de Toronto pour le premier rassemblement de la Journée internationale des femmes au Canada. Sherona Hall, du Comité de défense des mères jamaïcaines, y a pris la parole. Son discours a ému les médias et les organisatrices du rassemblement. L’expulsion injuste de mères jamaïcaines travaillant comme aides ménagères a été mise à l’ordre du jour du rassemblement l’année suivante.

Sherona Hall. Journée Internationale des femmes
Sherona Hall. Journée Internationale des femmes. Toronto. 1978. Photographe inconnu-e. Collection des ACMF 10-001-S3-I226. © Archives et collections spéciales.

Mais Carolyn Egan, membre fondatrice du WWIW et de la Coalition du 8 mars — le regroupement responsable de l’organisation de la Journée internationale des femmes —, souligne qu’aux débuts du mouvement de la seconde vague, le racisme n’était pas encore considéré comme une problématique liée à la cause des femmes.

« Les féministes ne correspondaient pas au stéréotype de la femme de classe moyenne », dit-elle. « C’étaient des femmes du centre-ville, politiquement engagées. Peu à peu, le mouvement a pris conscience que, dans les discours sur les problèmes des femmes — comme la garde d’enfants ou l’emploi —, les membres de différentes communautés avaient aussi leur mot à dire. Il y a eu un processus d’apprentissage important. Très, très important. »

Progressivement, les femmes immigrantes et racisées se sont taillées une place en première ligne du mouvement. Les grévistes de Puretex ont même ouvert la marche de la Journée internationale des femmes en 1979.

Deux ans plus tard, le WWIW s’est officiellement rallié à la Coalition du 8 mars. Depuis lors, les immigrantes jouent un rôle de premier plan chaque année lors de cette journée.

En 1984, après la fermeture de l’usine Puretex, Salomé Loucas est devenue coordonnatrice du WWIW, le seul poste rémunéré de l’organisme, qu’elle a occupé jusqu’à sa fermeture au milieu des années 2000.

Loucas a milité en faveur de l’adhésion du WWIW à des organisations féministes, telles que le Comité canadien d’action sur le statut de la femme (CCA).

« C’était toute une affaire, car toutes les membres étaient contre cette idée » raconte-t-elle. « Elles disaient : Pourquoi donc? Ces organismes n’ont jamais rien fait pour nous! Moi, je soutenais que nous en avions besoin. C’était très bien de s’organiser entre nous, mais le moment était venu de nous rallier au courant principal pour bénéficier de son soutien. »

Judy Vashti Persad, qui avait adhéré au WWIW deux ans après Salomé Loucas, se remémore l’effervescence du mouvement au milieu des années 1980. L’organisme était un acteur important dans ce qu’elle nomme « l’autre mouvement des femmes », le porte-voix des femmes immigrantes, de couleur et défavorisées.

« Le WWIW a pris la décision politique délibérée de travailler avec les femmes immigrantes et de couleur, mais aussi avec d’autres grands mouvements, comme le mouvement des femmes et le mouvement syndicaliste... parce que nous savions que pour créer… un changement systémique, il fallait nous associer à d’autres mouvements progressistes », dit-elle dans une entrevue pour une série créée par Rise Up! Feminist Digital Archives.

« Oui, ces mouvements ont eu leur lot de difficultés. Mais nous avons pris la décision d’en faire partie et de travailler pour changer les structures, les politiques et les pratiques, de participer à des actions collectives. »

Avec d’autres femmes, Salomé Loucas a milité pour la création au sein du CCA d’un comité pour les femmes immigrantes et appartenant à une minorité visible, qui a sensibilisé les membres de l’organisme au racisme et aux privilèges de la classe dominante.

Bien qu’il ne s’y soit pas opposé ouvertement, le mouvement féministe principal a mis du temps à admettre que les problèmes affectant ces femmes en particulier n’étaient pas étrangers à la lutte féministe.

Les immigrantes demandaient de l’aide, notamment pour la formation en anglais langue seconde. À l’époque, le gouvernement finançait des cours d’anglais à temps plein pour les « chefs de famille », tandis que ceux destinés aux femmes n’étaient offerts qu'en soirée.

« On leur offrait des cours du soir, mais après une dure journée de huit à dix heures de travail à l’usine, aucune de nous n’avait la force d’aller passer sa soirée en classe. »

Les immigrantes avaient aussi leur propre point de vue au sujet de la garde des enfants.

« Nous avions des horaires différents, et donc des expériences différentes. J’en sais quelque chose. J’avais deux très jeunes enfants et mon quart de travail commençait à 8 h; à cette époque, la plupart des garderies ouvraient seulement à 7 h 30. Comme mes enfants avaient trois ans d’écart, je devais les déposer dans deux centres différents. Je disposais donc d’une demi-heure pour arriver à l’heure à l’usine et je devais prendre trois autobus. »

Par ailleurs, elles voulaient que le mouvement défende non seulement le droit à l’avortement, mais aussi le droit de gagner un salaire égal à celui des hommes pour être en mesure de subvenir aux besoins de leurs enfants ou de fonder une famille.

« Il y avait plusieurs luttes à mener, tant sur le front des soins aux enfants, de l’équité salariale que sur celui des droits en matière de procréation », note Salomé Loucas. « Quel que soit l’enjeu, il est essentiel de tenir compte du point de vue des autres groupes. »

Elle reconnaît qu’il n’a pas été facile de sensibiliser les femmes blanches et aisées du mouvement féministe principal aux besoins et aux problèmes des femmes immigrantes et racisées. Cependant, elle n’a pas ressenti de véritable « résistance ».

« Il n’y avait rien de méchant dans leur attitude, ce n’était pas comme si elles cherchaient des moyens de nous exclure » nuance-t-elle. « Nous voulions seulement qu’elles nous comprennent et coopèrent avec nous. »

L’union du WWIW et d’autres groupes de femmes immigrantes et racisées avec le CCA et la Coalition du 8 mars a insufflé une nouvelle dynamique au mouvement.

« Même s’il y avait déjà des femmes de couleur dans ces organismes, nous avons constaté un grand changement », témoigne Carolyn Egan.

Selon elle, les femmes du courant principal avaient « une perspective politique ». « Elles ont réalisé que, pour changer la société, il fallait un large mouvement représentatif de la diversité, capable de rassembler le plus grand nombre dans les rues et d’exercer une forte pression sur les autorités publiques pour obtenir les services que nous réclamions. [...] Cette idée de force collective était au cœur de la politique du WWIW. »

Au milieu des années 1980, le WWIW a collaboré avec d’autres organismes sur plusieurs projets novateurs, tels qu’un forum pour les femmes immigrantes de l’Ontario, en 1985. Elles ont exercé des pressions pendant des années pour obtenir le financement nécessaire à l’ouverture du premier refuge pour immigrantes victimes de violence, la Shirley Samaroo House, en 1986.

Cependant, malgré les progrès accomplis à certains égards, le mouvement féministe ne reconnaissait toujours pas les liens étroits entre le sexisme, le racisme, le classisme et la discrimination anti-immigration.

Dans l’entrevue qu’elle a accordée à Rise Up!, Judy Vashti Persad renchérit : « En 1986, le mouvement refusait encore de voir le racisme comme un problème lié au féminisme. Bien sûr, on parlait de certains sujets nous concernant, mais c’étaient toujours les Blanches qui déterminaient l’orientation politique de la Coalition du 8 mars. Et les femmes de couleur auxquelles elles donnaient la parole ou qui participaient aux activités de la coalition étaient présentées comme des femmes “autochtones”, des femmes “noires”, des femmes “asiatiques”, mais jamais des “femmes”. Nous étions “les autres”. »

« Il fallait que ça change. Si le mouvement féministe voulait représenter toutes les femmes, il devait se remettre en question et intégrer les réalités de toutes les femmes, donc aussi celles des Autochtones, des Noires et des Asiatiques. »

Cette année-là, le WWIW, avec le soutien du comité de la Journée internationale des femmes, a lancé une initiative visant à centrer les événements du 8 mars à Toronto sur la question du racisme. L’organisme a proposé à la Coalition de focaliser l'attention sur ce seul thème, au lieu de traiter plusieurs sujets comme c'était l'habitude.

La proposition stipulait : « Il est temps que le mouvement féministe reconnaisse publiquement que la lutte contre le racisme est également la sienne. Nous voulons, ce 8 mars 1986, faire entendre ce message haut et fort. À cet égard, la Coalition doit déployer des efforts pour élargir les bases du mouvement féministe et attirer l’attention de ses groupes constitutifs sur la question du racisme. Nous estimons qu’il est grand temps de mettre ce problème sur le devant de la scène. Nous proposons, comme thème central pour la journée du 8 mars, “Non au racisme, de Toronto jusqu’en Afrique du Sud”. »

Tract. Coalition du 8 mars.
Tract. Coalition du 8 mars. Toronto, 1986. Collection des ACMF 10-001-S1-F1659. © uOttawa Archives et collections spéciales.

Selon Judy Vashti Persad, cette édition spéciale de l’événement a incité de nombreuses femmes immigrantes et de couleur à intégrer le mouvement.

En mars 1990, le WWIW, le comité des femmes immigrantes et appartenant à une minorité visible du CCA, ainsi que le Centre de communication interculturelle, ont publié un guide intitulé Towards a Non-Racist Women’s Movement, visant à l’élimination du racisme dans le mouvement féministe.

Rédigé dans un langage clair, ce document de 17 pages renfermait des définitions, des exercices et des ressources pour aider le CCA et ses groupes membres à reconnaître et à combattre le racisme dans leurs rangs. L’introduction décrivait brièvement l’objet du guide :

« Le mouvement des femmes s’est toujours concentré sur les préoccupations des femmes blanches, dont la lutte se focalise essentiellement sur le sexisme et ses conséquences. Elles considèrent le sexisme comme la principale cause d’oppression des femmes et la seule entrave à l’égalité et à l’émancipation. Or, les femmes immigrantes et racisées sont également victimes de racisme, une cause majeure d’oppression pour elles, mais que le mouvement a largement ignorée. »

Salomé Loucas et Judy Vashti Persad ont collaboré à plusieurs études innovantes parrainées par le WWIW, notamment Through the Eyes of Workers of Colour: Linking Struggles for Social Justice (Les luttes pour la justice sociale à travers le regard des travailleuses de couleur) et No Hijab is Permitted Here: A Study on the Experiences of Muslim Women Wearing Hijab Applying for Work in the Manufacturing, Sales and Service Sectors (L’expérience des femmes musulmanes portant le hijab à la recherche d’un emploi dans les secteurs de la fabrication, des ventes et des services).

En 1994, le WWIW a officiellement repris l’organisation de la manifestation et du rassemblement de la Journée internationale des femmes à Toronto. Cet événement annuel attire une foule des plus nombreuses et diversifiées au monde. Malgré la dissolution de l’organisme au milieu des années 2000, des femmes engagées continuent de se réunir chaque année pour organiser ce rassemblement et cette marche, une des plus diversifiée au monde. 

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