La Loi sur la lutte contre le travail forcé: une bonne volonté qui manque de mordant

Faculté de droit - Section de droit civil
Droit

Par Geneviève Dufour et Nicolas Monet

Professeure titulaire et Spécialiste en communications numériques, Faculté de droit - Section de droit civil

navire de marchandises
Le 24 avril prochain marquera le 11e anniversaire de l’effondrement du Rana Plaza, un immeuble abritant de multiples ateliers de textiles au Bangladesh. Plus de mille travailleurs ont péri, dont plusieurs approvisionnaient de grandes marques mondiales, suscitant une vague d’indignation internationale. Conséquemment, les obligations des multinationales qui délocalisent une partie de leur production à l’étranger sont revenues à l’avant-plan.

Dans ce contexte, plusieurs initiatives nationales et internationales ont vu le jour pour que ces compagnies aient des obligations de vigilance : qu’elles prennent des mesures pour identifier, évaluer et prévenir les risques en matière de protection des droits humains et de l’environnement.

Au Canada, la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement est entrée en vigueur le 1er janvier 2024. On peut certainement saluer l’avènement d’une première loi au Canada mettant enfin l’accent sur le respect de certains droits humains par nos entreprises.

Or, une conclusion s’impose : le résultat déçoit, surtout en comparaison avec d’autres initiatives adoptées par plusieurs pays dans le monde.

Aucune obligation de vigilance

Certes, la Loi incitera probablement les entreprises à réévaluer leurs pratiques commerciales et opérationnelles. Elle favorisera le dialogue autour du travail forcé et du travail des enfants. Elle aura aussi probablement le mérite de sensibiliser les consommateurs à ces enjeux.

On ne peut toutefois faire fi de certaines lacunes importantes. En effet, elle n'oblige pas les entreprises à exercer une vigilance réelle et elle ne prévoit aucune possibilité de poursuite à l’égard d’une entreprise fautive. Au mieux, la Loi se limite à imposer un devoir de transparence : elle exige que les entreprises qui y sont assujetties expliquent comment elles se soucient d’éviter le recours au travail forcé et aux pires formes de travail des enfants dans leur chaîne d’approvisionnement.

En effet, la Loi exige que les entités fédérales et les entreprises d'une certaine envergure fournissent au ministre de la Sécurité publique un rapport annuel détaillant les mesures prises pour réduire les risques liés au travail forcé ou au travail des enfants dans leur chaîne d'approvisionnement. Les entités fédérales et les entreprises soumises à la Loi doivent rendre ce rapport annuel public et facilement accessible. Une amende pouvant atteindre 250 000 $ peut être imposée à toute entreprise défaillante.

Qui plus est, la Loi n’aborde pas les violations aux normes environnementales. Elle ne couvre pas non plus les manquements en matière de santé et de sécurité au travail, d'égalité entre les hommes et les femmes dans l’emploi, et de liberté syndicale, des principes aussi reconnus comme fondamentaux et d’application universelle.

Au-delà des sanctions liées à la divulgation du rapport annuel, la réaction du ministère de la Sécurité publique à une entreprise transparente, mais dont les actions sont insuffisantes, demeure incertaine. Autrement dit, la Loi impose la production d’un rapport, mais n’impose pas à l’entreprise d’avoir un réel plan de vigilance. Ainsi, face à une entreprise transparente, mais non vigilante, les douaniers pourront-ils surveiller ses éventuelles importations? Auront-ils les ressources nécessaires pour confisquer les marchandises et mener des enquêtes? Surtout, mettra-t-on sur pied une unité spécialement formée et dédiée à cette lourde tâche, comme aux États-Unis? 

Le modèle états-unien

La question de l’encadrement du travail forcé et du travail des enfants n’est pas nouvelle à l’échelle internationale. En plus des initiatives multilatérales, notamment la négociation d’un nouveau traité aux Nations Unies, de nombreuses juridictions ont commencé à adopter il y a plusieurs années des lois visant à imposer aux entreprises opérant sur leur sol une obligation de vigilance.

La Loi canadienne manque de mordant quand on la compare à des lois adoptées récemment en France, en Norvège ou encore en Allemagne. Ces pays exigent beaucoup plus des entreprises : elles doivent élaborer un réel plan de vigilance, des remèdes ou des sanctions sont prévus en cas de défaut et le champ d’application va bien au-delà de la protection du travail forcé et des pires formes de travail des enfants.

Précisément en matière de travail forcé, le Canada devrait surtout s’inspirer de la pratique exemplaire des États-Unis. Depuis le début de l’année 2024, 1 378 envois de biens ont été interceptés à la frontière des États-Unis puisqu’ils ne respectaient pas les normes en matière de travail forcé. Entre octobre 2022 et septembre 2023, 4415 interceptions du genre ont eu lieu. Au Canada, aucun bien n’a été intercepté durant cette même période.

Même si l’Accord de libre-échange Canada-USA-Mexique oblige le Canada à interdire l’importation des produits issus du travail forcé et à coopérer sur la question, la disparité entre notre approche et celle des Américains est marquée.

Par exemple, aux États-Unis, la Section 307 du Tariff Act of 1930interdit explicitement l'importation de biens provenant du travail forcé, avec la possibilité d'enquêter sur les plaintes et de détruire les biens concernés. Dans le même ordre d’idée, depuis juin 2022, le Uyghur Forced Labour Prevention Act établit une présomption réfutable selon laquelle les biens en provenance de certaines régions et entités sont issus du travail forcé.

Conséquemment,les États-Unis ont refusé l’importation de plus de 2500 cargaisons de produits soupçonnés de découler du travail forcé des Ouïghours depuis juin 2022, alors qu’aucune cargaison du genre n’a été refusée à l’entrée au Canada. 

Plus d’ambition, plus d’obligations

Cette disparité s’explique non seulement par la faiblesse du cadre normatif canadien, mais également par l’absence d’un plan d’action octroyant des moyens aux douaniers. Clairement, la Loi est insuffisante et le Canada se doit d’adopter des mesures plus robustes.

Différentes instances gouvernementales discutent déjà des suites législatives à donner. Espérons que les prochaines initiatives seront plus ambitieuses, qu’elles imposeront de réelles obligations aux entreprises, et surtout s’inspireront des pays plus avant-gardistes. Les modèles existants sont suffisamment diversifiés pour que le Canada puisse tirer le meilleur de chacun d’eux.

La lutte au travail forcé et aux pires formes de travail des enfants est trop importante pour être confiée uniquement à la bonne volonté de nos entreprises.