Une femme assise tend la main vers un homme qui s’éloigne sur scène.
Deux artistes interprètent la pièce « Time Waits for No One » avec la troupe WhoS en 2014, au cœur d’un théâtre en rond. Photo : Jam Hamidi pour WHoS.
Au beau milieu d’une prison fédérale sur l’île de Vancouver, un groupe de détenus s’affaire à répéter des répliques, à ajuster l’éclairage et à peindre les décors d’une scène improvisée.

William Head on Stage (WHoS), la seule compagnie de théâtre gérée par des personnes incarcérées au Canada, se prépare en vue de son prochain spectacle. Depuis plus de 40 ans, WHoS convie chaque année un public intrigué à une production théâtrale montée de toutes pièces. 

Le concept n’a rien de nouveau; mais d’un point de vue criminologique, l’approche est très révélatrice des dynamiques carcérales et des possibilités de réinsertion sociale. C’est justement l’objet d’un ouvrage récent, Staging Prison Theatre in Canada, signé par les criminologues Thana Ridha (diplômée du programme de criminologie de l’Université d’Ottawa) et Sylvie Frigon (professeure et vice-doyenne aux études supérieures à la Faculté des sciences sociales), et publié aux Presses de l’Université d’Ottawa.

Le projet de recherche, axé sur l’expérience des membres de WHoS, constitue une première au Canada. On y analyse les liens entre création artistique, détention, construction identitaire et évolution personnelle et sociale.

La réinsertion sociale sous un nouvel éclairage

Le théâtre carcéral est souvent abordé à travers le prisme du théâtre appliqué, où les praticiennes et praticiens se livrent à des réflexions tirées de leur travail sur le terrain. Au lieu d’analyser la performance scénique, Mmes Ridha et Frigon se concentrent sur sa réalisation – un processus axé sur la collaboration, la responsabilisation et l’expression émotionnelle – en contexte de détention.

En quoi ce projet de création collective redéfinit-il la réinsertion? Les deux chercheuses abordent la question sous un angle criminologique, en analysant les structures carcérales, les répercussions émotionnelles de l’incarcération et les témoignages des personnes impliquées.

« Nous utilisons un cadre conceptuel inédit qui rend pleinement compte du contexte carcéral, de ses structures et de ses dynamiques sociales », explique Mme Ridha. 

Thana Ridha

«  Nous utilisons un cadre conceptuel inédit qui rend pleinement compte du contexte carcéral, de ses structures et de ses dynamiques sociales »

Thana Ridha

— diplômée du programme de criminologie de l’Université d’Ottawa

Un des points saillants de l’étude est que WHoS représente un espace à part, tant sur le plan émotionnel que social : c’est l’un des seuls endroits de la prison où les détenus peuvent se sentir en confiance, exprimer librement leurs émotions, prendre des initiatives et tisser des liens authentiques.

Une expérience transformatrice pour les détenus

Contrairement aux approches correctionnelles traditionnelles, généralement rigides et axées sur la réduction de risques précis, WHoS repose sur une démarche volontaire, artistique et collaborative. La compagnie mise sur ce que la criminologie appelle des « facteurs de protection », soit la coopération, la communication et les liens sociaux; autant d’éléments qui contribuent à la désistance, ou la sortie de la délinquance vers une vie prosociale.

Au-delà des compétences en interprétation théâtrale, en conception de décors, en création de costumes et en gestion, les participants y gagnent un précieux sentiment d’autonomie. Le fonctionnement collaboratif de la troupe a transformé les dynamiques sociales de la prison, favorisant la confiance et le partage des responsabilités, des valeurs rarement associées au milieu carcéral. « Nous avons été stupéfaites de voir à quel point le théâtre avait changé les rapports humains et favorisé un sentiment d’appartenance communautaire », confie Mme Frigon. 

La présence d’un public externe y est aussi pour quelque chose. Les représentations donnent l’occasion aux membres de la communauté d’interagir avec les détenus, des échanges qui aident à déconstruire les préjugés et offrent une certaine forme de reconnaissance et de visibilité bien rare derrière les barreaux.

La suite du projet

L’étude de Thana Ridha et de Sylvie Frigon n’est qu’un point de départ. Les criminologues prévoient retourner au pénitencier William Head cette année, durant la saison du théâtre, pour présenter leur ouvrage aux hommes qui l’ont inspiré.

Elles espèrent que leur projet alimentera la réflexion sur l’importance des initiatives artistiques dans le processus de réinsertion sociale comme moteurs de partage, de connexion humaine et d’imagination collective et individuelle.