Vol sans escale: pour la première fois, une équipe de scientifiques établit le trajet transatlantique de 4 200 km du papillon Belle-Dame

Par Isabelle Mailloux

Salle de presse, Université d'Ottawa

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A Painted Lady butterfly specimen on a plant – photo credit: Gerard Talavera
Un papillon Belle-Dame posé sur une plante – photo credit: Gerard Talavera
Cette découverte et l’utilisation d’outils et de techniques moléculaires de nouvelle génération ouvrent de nouvelles voies pour comprendre la migration des insectes en contexte de changements climatiques.

Les grandes lignes

• Pour la première fois, une équipe scientifique internationale a prouvé que des Belles-Dames (Vanessa cardui) ont atteint la Guyane française, en Amérique du Sud, à partir de l’Afrique occidentale, parcourant au moins 4 200 km.

• À l’aide de techniques nouvelles, notamment la géolocalisation isotopique, l’équipe a découvert que les papillons provenaient sans doute de l’Europe, ce qui porte leur itinéraire à plus de 7 000 km.

• Les papillons mettent 5 à 8 jours pour traverser l’Atlantique, aidés par les vents alizés favorables.

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En octobre 2013, Gerard Talavera, chercheur à l’Institut botanique de Barcelone du Conseil supérieur de recherche scientifique de l’Espagne (CSIC), a observé, à sa grande surprise, la présence de Belles-Dames sur les plages de la côte atlantique de la Guyane, une espèce qu’on ne trouve généralement pas en Amérique du Sud. Cette observation inattendue a mené à une étude internationale pour trouver l’origine de ces papillons.

Un mystère résolu grâce à des techniques novatrices

À l’aide d’outils multidisciplinaires innovateurs, l’équipe, co-dirigée par Gerard Talavera de l’Institut botanique de Barcelone (IBB, CSIC-CMCNB), Tomasz Suchan de l’Institut botanique W. Szafer, Clément Bataille,professeur agrégé au Département des sciences de la Terre et de l’environnement de l’Université d’Ottawa, aux côtés de Megan Reich, chercheuse postdoctorale du Département de biologie de l’Université d’Ottawa, de Roger Vila et d’Eric Toro Delgado, scientifiques de l’Institut de biologie évolutive (IBE, CSIC-UPF) et de Naomi Pierce, professeure de biologie au Département de biologie des organismes et de l’évolution de l’Université Harvard, s’est donné pour mission de suivre le parcours de ces mystérieuses Belles-Dames et de découvrir leur provenance.

D’abord, l’équipe de recherche a reconstitué la trajectoire des vents pour la période précédant l’arrivée des papillons en octobre 2013. Elle a ainsi constaté l’existence de conditions exceptionnellement favorables, laissant entrevoir la possibilité que les papillons puissent avoir traversé l’Atlantique à partir de l’ouest de l’Afrique.

Après avoir séquencé et analysé le génome de ces individus, qu’elle a ensuite comparé à celui des autres populations du monde, l’équipe a découvert une parenté génétique avec des papillons d’Afrique et d’Europe. Il était donc impossible que ces individus viennent d’Amérique du Nord, ce qui renforçait l’hypothèse d’une traversée océanique.

L’équipe de recherche a tiré profit d’une combinaison unique de techniques moléculaires de nouvelle génération. Elle a procédé au séquençage de l’ADN de grains de pollen transportés par les papillons et identifié deux espèces de plantes qui ne poussent qu’en Afrique tropicale, signe que les papillons avaient consommé le nectar de fleurs africaines avant d’entreprendre leur voyage transatlantique. Elle a également analysé les isotopes d’hydrogène et de strontium contenus dans les ailes des papillons, un indicateur chimique servant « d’empreintes digitales » de leur région natale. En combinant l’information donnée par les isotopes à un modèle des habitats propices à la croissance des larves, l’équipe en a déduit que les papillons venaient probablement de l’ouest de l’Europe, c’est-à-dire de la France, de l’Irlande, du Royaume-Uni ou du Portugal.

Clément Bataille souligne le caractère novateur de l’étude : « C’est la première fois que l’on combine ces techniques moléculaires, dont la géolocalisation isotopique et le métacodage à barres de l’ADN du pollen, pour étudier la migration des insectes. Les résultats sont très prometteurs et applicables à de nombreuses autres espèces d’insectes migrateurs. La technique transformera les fondements de notre compréhension de la migration des insectes. »

« Les papillons sont souvent vus comme un symbole de beauté fragile, mais la science nous montre qu’ils peuvent accomplir d’incroyables exploits. Il y a tant de choses encore à élucider », insiste Roger Vila, chercheur à l’Institut de biologie évolutive (CSIC-Université Pompeu-Fabra) et co-auteur de l’étude.

Poussés par le vent

L’équipe de recherche a évalué la faisabilité d’un vol transatlantique en analysant la dépense d’énergie nécessaire. Selon les prédictions, la traversée (d’une durée de 5 à 8 jours sans le moindre arrêt) est faisable, et ce, grâce aux conditions de vent favorables. « Les papillons n’ont pu y arriver qu’en entrecoupant le vol actif, qui demande beaucoup d’énergie, à des moments où ils se laissent porter par le vent. Nous estimons que, sans le vent, les papillons n’auraient pu parcourir qu’une distance de 780 km avant d’épuiser toutes leurs réserves de graisse et, par conséquent, leur énergie », commente Eric Toro-Delgado, un des co-auteurs de l’article.

De l’avis de l’équipe de recherche, une importante voie aérienne de dispersion est la couche d’air saharien. On sait que cette masse d’air transporte de grandes quantités de poussière du Sahara africain vers l’Amérique, et fertilise l’Amazone. La présente étude prouve que ces courants peuvent aussi transporter des organismes vivants. 

Vanessa cardui bathed in sunlight – photo credit: Roger Vila
Spécimen de Vanessa cardui baigné par le soleil – photo credit: Roger Vila

Conséquences possibles des migrations en contexte de changements climatiques

Cette découverte suggère l’existence de corridors aériens naturels qui relient les continents, facilitant la possible dispersion des espèces à une échelle beaucoup plus grande que ce qu’on aurait pu imaginer auparavant.

« Je pense que l’étude montre très bien à quel point nous avons tendance à sous-estimer la capacité d’essaimer des insectes. De plus, il est tout à fait possible que nous sous-estimions également la fréquence de ces phénomènes de dispersion et leurs effets sur les écosystèmes », commente Megan Reich, boursière postdoctorale à l’Université d’Ottawa et co-auteure de l’étude.

Gerard Talavera, chercheur principal, ajoute : « Depuis toujours, les phénomènes migratoires contribuent grandement à la distribution des espèces telle que nous l’observons aujourd’hui. »

Les scientifiques soulignent qu’à cause du réchauffement de la planète et de la modification des tendances climatiques, nous pourrions assister à d’autres changements notables et à une augmentation possible des phénomènes de dispersion sur de longues distances. Cela pourrait avoir des conséquences considérables sur la biodiversité et les écosystèmes du monde entier. « Il faut encourager la surveillance systématique et régulière de la dispersion des insectes afin de mieux prédire et atténuer les risques éventuels pour la biodiversité résultant des changements planétaires », conclut Gerard Talavera.

L’incroyable voyage des papillons a fait l’objet d’un article intitulé « A trans-oceanic flight of over 4,200 km by painted lady butterflies » (vol transatlantique de 4 200 km des papillons Belles-Dames), publié dans la revue Nature Communications, le 25 juin 2024.

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