Étudier le français pour démolir les idées reçues

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France Martineau se tient debout dans une salle d’archives de cartes du monde.
Protéger une langue peut se faire de toutes sortes de façons, et France Martineau en a trouvé une originale : cartographier le français d’Amérique, dans l’espace et dans le temps, pour montrer ce qui constitue ou non une menace à la vitalité du français.

Par Laura Darche

Protéger une langue peut se faire de toutes sortes de façons, et France Martineau en a trouvé une originale : cartographier le français d’Amérique, dans l’espace et dans le temps, pour montrer ce qui constitue ou non une menace à la vitalité du français et des langues en général. En parcourant le continent pour aller à la rencontre des communautés francophones d’Amérique et en épluchant leurs archives, elle a fait des découvertes qui permettent de déconstruire les idées reçues sur la langue.

Originaire de la région de l’Outaouais, France Martineau – professeure éminente au Département de français, titulaire de la Chaire de recherche Frontières, réseaux et contacts en Amérique française et directrice fondatrice du Laboratoire Polyphonies du français – a consacré sa carrière à étudier l’évolution du français. En novembre 2018, elle a été décorée de l’Ordre des francophones d’Amérique pour son travail qui contribue au maintien et à l’épanouissement de la langue française en Amérique.


Les anglicismes vont faire disparaître le français : FAUX

Quand deux communautés vivent sur un même territoire, il est normal qu’elles s’influencent mutuellement. On se partage des recettes, des idées, du vocabulaire. Les emprunts de mots ne font toutefois pas en sorte qu’une langue en devient une autre : au Moyen-Âge, l’anglais a emprunté la moitié de son vocabulaire à la langue de Molières, sans pour autant devenir du français. D’ailleurs, France Martineau souligne que les mots empruntés par les francophones sont intégrés dans le système de la langue française. Les mots du français qui ont le même sens que les emprunts ne disparaissent pas, mais se voient attribuer de nouvelles fonctions. Par exemple, « so » (dans le sens de « alors » ou « donc ») n’a pas remplacé ces deux mots et s’utilise uniquement dans des contextes informels. L’emprunt enrichit donc la langue en donnant à ses locuteurs un plus large éventail de façons de s’exprimer. Loin d’être un défaut, cette capacité normale de la langue à intégrer des éléments extérieurs montre qu’elle est bien vivante.

« En comparant des communautés qui ont des contacts importants avec l’anglais à celles qui en ont moins, on constate qu’il n’y pas tant de différences dans les structures, seulement des emprunts de vocabulaire. »


Les institutions en français ne servent à rien : FAUX

La menace la plus importante à la survie d’une langue est le choix que font les locuteurs de ne plus la parler, et les nouveaux arrivants de ne pas l’apprendre. Ayant étudié l’évolution du français dans différents contextes (minoritaire, majoritaire, reconnu officiellement ou parlé seulement à la maison), France Martineau a pu observer l’effet que peut avoir le statut – ou le changement de statut – d’une langue sur ce choix. Le statut minoritaire et non officiel précarise beaucoup une langue puisque son absence dans la sphère publique en fait aussi disparaître tout un pan : les niveaux plus formels cessent d’être utilisés pour laisser uniquement place à la langue familière. Ces limitations peuvent expliquer l’abandon de la langue par les communautés au fil des générations. Les institutions ont donc un rôle important à jouer dans la préservation de la langue.

« Plus on donne d’espace à la langue pour s’étendre dans différents registres, plus on s’assure qu’elle soit vivante. »


Le français de France est meilleur que celui du Canada : FAUX

Une erreur commune, quand on compare le français européen avec le français d’Amérique, consiste à comparer le langage populaire du Canada avec la langue formelle d’Europe. Chacun sait qu’on ne parle pas de la même façon entre amis qu’en entrevue. Mais pourquoi, quand les grammaires signalent un canadianisme, y voit-on un trait du niveau de langue informelle? Il en résulte l’impression que le français canadien ne dispose d’aucun niveau formel. Selon France Martineau, qui a comparé les registres des variantes linguistiques, les différences ne sont en réalité pas si marquées. Elle travaille donc à la publication d’une première grammaire historique du français d’Amérique qui décrira les divers registres de langue en expliquant l’origine de nos expressions et en recensant les populations francophones qui les partagent.

« La menace, ce n’est pas le contact – c’est la façon dont le locuteur se représente sa propre langue et son identité. Si on dit constamment que le français du Canada est une langue moins bien que celle de France, on se retrouve avec des gens qui n’osent plus la parler ou qui ne veulent pas l’apprendre. »


Le multiculturalisme fait disparaître notre identité : FAUX

Le bilinguisme, c’est le multiculturalisme dans sa plus simple expression; on le retrouve un peu partout sur le continent. Des gens de partout ont adopté le français, l’anglais ou les deux en venant en Amérique et ont contribué à la richesse de notre patrimoine. Le brassage de populations crée des identités multiples, en particulier dans les grandes villes. France Martineau a observé que les jeunes francophones des banlieues de Paris se posent sensiblement les mêmes questions que les jeunes Montréalais par rapport à la langue et à l’identité. Elle soutient que malgré ces identités plus complexes, les jeunes ont vraiment le sentiment d’être ancrés dans une communauté dont ils portent la mémoire.

« La langue, plutôt qu’être une barrière, est un véhicule qui permet d’aller vers l’autre. L’histoire du français en Amérique du Nord n’est pas linéaire : elle est complexe, multiple, ouverte aux autres et enrichie par chaque peuple qui arrive. »


Plus à propos du travail de France Martineau

Depuis 2005, France Martineau a obtenu deux subventions d’envergure du Conseil de recherche en sciences humaines dans le cadre des Grands travaux de recherche concertée. Son premier projet portait sur l’histoire du français, de ses origines médiévales jusqu’à la Renaissance; le second, qui se terminera en février 2019, s’intéressait au français en Amérique (Le français à la mesure d’un continent : un patrimoine en partage).

Pour mener ce dernier à bien, elle a traversé en Westfalia le continent d’est en ouest et du nord au sud durant trois étés pour visiter les communautés francophones et leurs centres d’archives. Au cours des 20 dernières années, elle a constitué un corpus de 25 000 lettres – des correspondances entre les membres d’une même famille sur plusieurs générations et à travers lesquelles elle a pu retracer l’évolution des communautés dont ces gens étaient issus.

À cela s’ajoute le Corpus FRAN, un recueil d’entrevues réalisées par France Martineau et ses collaborateurs dans 20 communautés francophones et attestant des différents états du français d’Amérique aujourd’hui.

Elle a également créé la collection Les voies du français, qui réunit des ouvrages consacrés au français d’Amérique du Nord et dont le 19e titre vient d’être publié aux Presses de l’Université Laval (Francophonies nord-américaines : langues, frontières et idéologies, sous la direction de France Martineau et al.).

Création graphique d’un homme et d’une femme. Les mots « alors », « so » et « donc » apparaissent dans des bulles, entre les deux personnages.

French-language institutions serve no purpose: FALSE

The greatest threat to the survival of a language occurs when speakers decide to stop speaking it and newcomers refuse to learn it. After studying the evolution of French in different settings (minority, majority, officially recognized or spoken only at home), Martineau was able to observe the impact that the status, or change in status, of a language can have on these decisions. Minority status and non-official status seriously increase the vulnerability of a language because its absence from the public domain causes an entire swath of the language to disappear: the more formal levels fall into disuse, leaving behind only the familiar level of language. Over time, these limitations can lead communities to abandon their language as one generation follows another. In this regard, institutions have an important role to play in preserving a language.

“The more opportunities we make for a language to extend to different registers, the greater our assurance that it will remain vibrant.”

Les mots «New France» et « Nova Britania » sont visibles sur une ancienne carte du monde.

French from France is better than French from Canada: FALSE

A common mistake when comparing European French to North American French is to compare popular French used in Canada to formal language used in Europe. Everyone knows that people speak differently among friends than in an interview. So why do grammar books often characterize Canadianisms as informal language? It creates the impression that French-speaking Canadians have no formal level of language. According to Martineau, who compared language variations, the actual differences are not so pronounced. She is working on the first book about the history of grammar in North American French, which describes various language registers, explains the origins of our expressions and maps the Francophone populations that share such expressions.

“The threat is not contact, it’s the way the speaker perceives his or her own language and identity. If we constantly insist that the French used in Canada is far inferior to that used in France, we end up with people afraid to speak it or uninterested in learning it.”

Dans une création graphique intitulée « France c. Canada », les drapeaux des deux pays sont placés côte à côte.

Multiculturalism is eroding our identity: FALSE

Bilingualism is the simplest form of multiculturalism and can be found almost everywhere on the continent. Hailing from all over the world, immigrants to North America adopted French, English or both when they arrived in Canada, thus contributing to our rich heritage. This natural intermingling of populations has create multiple identities, especially in large cities. Martineau noted that young Francophones in the suburbs of Paris essentially ask themselves the same questions about language and identity as young Montrealers. She contends that despite these more complex identities, young people truly feel rooted in the community that lives in their memory.

“Rather than being a barrier, language is a vehicle for reaching out to the other. The history of French in North America isn’t linear; it’s complex and multifaceted, open to others and enriched by the arrival of every new population.”

Gros plan d’un globe terrestre où l’Amérique du Nord est à l’avant-plan. On aperçoit une salle d’archives de cartes du monde en arrière-plan.

More about the work of France Martineau

Since 2005, France Martineau has been awarded two major grants from the Social Sciences and Humanities Research Council under the Major Collaborative Research Initiatives program. The first concerns the history of French from its medieval origins to the Renaissance, and the second, ending in February 2019, centres on French in North America (Le français à la mesure d’un continent : un patrimoine en partage).

Thanks to the second grant’s funding, she spent three summers crisscrossing the continent in a Westfalia camper van, from east to west and north to south, visiting Francophone communities and their archives. Over the past 20 years, she has amassed some 25,000 letters. This correspondence between members of the same family spans several generations, allowing her to track the evolution of the communities where these people lived.

In addition, Corpus FRAN, a collection of interviews by France Martineau and her collaborators conducted in 20 Francophone communities, attests to the variable status of French in North America today.

Moreover, the nineteenth title in Les voies du français, Martineau’s collection of works on French-speaking North America, was recently published by the Presses de l’Université Laval (Francophonies nord-américaines : langues, frontières et idéologies, under the editorial direction of France Martineau et al.).

France Martineau se tient debout dans une salle d’archives de cartes du monde.