Les pérégrinations de Kik le mammouth

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Le professeur Clément Bataille manipule un spectromètre de masse à rapport isotopique dans le laboratoire des isotopes stables Jan Veizer.
Le professeur Clément Bataille manipule un spectromètre de masse à rapport isotopique au Laboratoire d'isotopes stables Ján Veizer.
Personne ne s’imaginait que le mammouth, animal majestueux, immense et aujourd’hui disparu, pouvait parcourir l’équivalent de presque deux fois le tour de la Terre au cours de sa vie. C’est pourtant ce que l’équipe scientifique codirigée par le professeur Clément Bataille a découvert en analysant les défenses d’un mammouth laineux de l’Arctique.

Les défenses d’un mammouth poussaient sans arrêt, de sa naissance à sa mort. Ce faisant, elles enregistraient comme un journal des renseignements sur la santé et l’environnement de l’individu. Le professeur Bataille, qui étudie les variations isotopiques dans l’environnement, a procédé à l’analyse des ratios d’isotopes de strontium (87Sr/86Sr) dans les défenses d’un mammouth pour reconstituer les déplacements de l’animal.

Pour ce faire, lui et le professeur Matthew Wooller (Université de l’Alaska à Fairbanks) ont choisi la paire de défenses d’un mammouth du nom de Kik ayant vécu il y a 17 100 ans, selon la datation au radiocarbone. Une analyse paléogénétique a révélé que Kik était un mâle âgé de 28 ans à sa mort. À l’aide de grandes chambres équipées de lasers améliorés, l’équipe a extrait des échantillons sur la longueur des défenses, puis les a placés dans un spectromètre de masse multicollection pour obtenir des données très détaillées sur la variation isotopique du strontium dans les défenses au fil du temps. Elle a ensuite comparé ces valeurs aux données d’une carte montrant l’abondance et la variation des isotopes du strontium en Alaska, où vivait ce mammouth.

« Les schémas isotopiques du strontium sont vraiment difficiles à modéliser avec des algorithmes ordinaires », explique le professeur Bataille. Il s’est donc servi d’une nouvelle technique de régression par apprentissage machine pour procéder à la modélisation spatiale des isotopes de strontium. Le professeur Bataille et la professeure Amy Willis (Université de Washington) ont pu retracer le périple du mammouth depuis le lieu de sa mort en Alaska en comparant la carte aux données de spectrométrie de masse.

La très grande mobilité de Kik semble indiquer que les mammouths parcouraient des distances considérables en fonction des changements climatiques, de la disponibilité des ressources et des stimuli sexuels. Dans sa jeunesse, Kik fréquentait certaines zones précises le long de grands cours d’eau, où il y avait probablement une abondance de ressources. Cependant, à partir d’environ 15 ans, il a commencé à se déplacer de façon plus irrégulière, parcourant des centaines de kilomètres en quelques mois seulement. Il est intéressant de noter que certaines régions régulièrement fréquentées par Kik correspondent à des lieux où l’on a découvert de nombreux spécimens de mammouths et vestiges des premiers peuplements humains.

Ces informations aident à préciser les théories sur l’extinction des mammouths et d’autres espèces de la mégafaune. Les changements climatiques de la fin de la dernière ère glaciaire ont transformé une bonne partie de la toundra fréquentée par les mammouths en forêt boréale, fragmentant ainsi un habitat autrefois ouvert et limitant la mobilité des animaux, la diversité des ressources et le mélange de populations génétiques qui rend possible la biodiversité. En outre, la très grande mobilité des mammouths en a sûrement fait des proies régulières pour les premiers humains. Après la dernière période glaciaire, certaines populations de mammouths se sont trouvées coincées sur des îles où ils ont dû se reproduire entre eux pendant des générations, ce qui a contribué à leur disparition.

L’étude de la mobilité et de l’extinction d’espèces anciennes nous aide à mieux comprendre les effets actuels des changements climatiques et à améliorer nos efforts de conservation de la biodiversité à travers le monde. Il est désolant d’imaginer un monde dans lequel les ours polaires, les éléphants et d’autres espèces ne seraient que des fossiles d’animaux éteints depuis des millénaires, exposés dans des musées.

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