Le sens des faits : les méthodes de John Henry Wigmore

Faculté de droit - Section de droit civil
Droit

Par Charles-Maxime Panaccio

Professeur agrégé, Faculté de droit - Section de droit civil

Charles-Maxime Panaccio
Balance justice
Michel a-t-il fauché son voisin en conduisant un « go-kart » dont il savait que l’accélérateur était défectueux? Théodore a-t-il peint « sont ben cher tes lunettes cibole (sic.) » en graffiti sur la vitrine de la lunetterie? Le processus judiciaire soulève une panoplie de questions factuelles, dont la résolution a des conséquences sérieuses : Michel devra (ou non) compenser le préjudice subi par son voisin; Théodore devra (ou non) payer une amende, faire des travaux communautaires, souffrir d’un dossier criminel…

L’importance des enjeux judiciaires explique pourquoi certaines façons de faire ont été développées afin de favoriser une découverte efficace de la vérité. Notamment :

  • Des débats circonscrits, contradictoires et publics.
  • L’exigence d’une preuve pertinente.
  • Une tendance à exclure les affirmations de fait dont on n’a pas eu personnellement connaissance, qui n’ont pas été précédées d’un serment de vérité, et qui ne peuvent pas être confrontées par contre-interrogatoire (l’interdiction du ouï-dire). 

La quête du «sens commun»

En même temps, face à la diversité et à la complexité des éléments à considérer, il est souhaitable de laisser une bonne marge de discrétion aux juges. Ainsi, règle générale, le poids à accorder à la preuve ne devrait pas être déterminé par des règles rigides. On n’a qu’à penser, par exemple, à tous les facteurs qui peuvent entrer en ligne de compte dans l’évaluation de la crédibilité des témoignages : l’acuité du sens de l’observation et de la mémoire du témoin, la possibilité d’une contamination de ses souvenirs, ses relations avec les parties au procès, son comportement à la barre, etc. Ce genre d’exercice, qui mêle l’attention au détail et l’appréhension d’un portrait général, est donc, comme le dit le Code civil, « laissé à l’appréciation du tribunal ».

Cette discrétion peut susciter l’inquiétude, mais elle est essentielle à un régime de preuve optimal. Il faut donc nous concentrer à maximiser la fiabilité de son exercice. Heureusement, en principe, nos juges sont choisies, entre autres, pour leurs capacités à discerner les faits. Elles ont aussi accès à de multiples ressources de perfectionnement professionnel. 

Mais il n’y a jamais de garantie absolue : les juges, comme nous tous, ont leurs forces et leurs limites. D’autre part, la détermination de faits requiert le maniement de ce couteau à deux tranchants qu’est le sens commun. Comment assurer que les juges ne déploient que du bon sens commun (les généralisations fructueuses) et évitent le mauvais (les stéréotypes trompeurs et autres inférences déviantes, impliquant par exemple des biais de confirmation)?

Autrement dit, peut-on développer, chez les juges, juristes et autres, des aptitudes à l’analyse des faits? Sûrement, même si ça dépend des cas et qu’il y a des limites. Évidemment, un des principaux objectifs de tous nos efforts d’éducation consiste à aiguiser le plus possible l’aptitude à la connaissance. Mais mon propos aurait assez peu d’utilité s’il revenait à exhorter à s’éduquer le plus possible. Il vaut donc mieux demander ce que la discipline de la preuve judiciaire a d’unique à offrir à cet égard. Une réponse pointe : la méthode Wigmore.  

La méthode Wigmore

John Henry Wigmore est un célèbre (toute proportion gardée) juriste ayant enseigné le droit de la preuve à l’université Northwestern à Chicago au cours de la première moitié de 20e siècle. Il s’est profondément intéressé au processus d’analyse de la preuve. Ceci l’a mené à développer une méthode par diagramme (en arbre, pour l’essentiel), qui vise à exposer symboliquement et hiérarchiquement toutes les propositions de fait qui soutiennent ou vont à l’encontre d’une conclusion judiciaire donnée. 

Un diagramme de Wigmore expose donc en détail les éléments d’un raisonnement inférentiel concernant les faits d’une affaire judiciaire. On commence par un fait ultime, par exemple un acte planifié, commis avec l’intention de causer la mort, pour ensuite le découper en faits secondaires, tertiaires, etc., et préciser les éléments qui seront mis de l’avant pour les prouver. Cela permet de clarifier la situation, de diagnostiquer les limites et faiblesses de sa cause, et d’orienter la recherche de preuve supplémentaire. 

Un exemple de diagramme de Wigmore
Un exemple de diagramme de Wigmore

La méthode Wigmore est complexe et requiert de s’exercer à répétition. Néanmoins, et je m’y convie le premier, il vaudrait la peine d’en enseigner une version aux étudiants en droit (entre autres), comme l’a fait le professeur William Twining à l’Université de Londres à partir des années 1990.1 Un tel apprentissage accoutume à se demander, exposer et clarifier le plus possible « quels sont les faits en jeu exactement ? », « quelle est ma position (mon intérêt) en lien avec ces faits? », « quel est le standard de preuve applicable ? » « quel est mon fardeau ? », « quels autres faits et quels éléments de preuve viennent appuyer ou affaiblir ma position ultime ? ».

En fait, il s’agit d’une sorte d’affinement de la fameuse théorie des circonstances -« Quoi ? Qui? Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? » (que je compléterais par « comment le sait-on/peut-on le savoir? ») qui remonte à Aristote.

À force de pratique, l’utilisateur de la méthode Wigmore, qu’il soit juriste, enquêteur, agent de renseignement, ou journaliste d’enquête, raffermira certainement son aptitude à repérer des possibilités de scénarios, d’explications et d’inférences, et à en jauger le potentiel. Peu importe l’époque et peu importe les technologies, lorsqu’il s’agit de s’orienter quant aux faits, les raccourcis sont traitres et les réflexes exercés par la méthode Wigmore -examen, qualification, décomposition, exposition, itération- rapportent fidèlement. « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage … »    

1: À ce sujet on pourra consulter : William TWINING, “Taking Facts Seriously—Again.” (2005) 55 Journal of Legal Education 360–80.