Jane (qwyxnmitkw) Stelkia et Snklc’askaxa, chevaux de la Nation Okanagan
Jane (qwyxnmitkw) Stelkia et Snklc’askaxa, chevaux de la Nation Okanagan (© Little Pine Productions)
En combinant des échantillons d’ADN ancien, des analyses isotopiques de pointe et des systèmes de savoir autochtone scientifique traditionnels, cette étude internationale dévoile les effets des changements climatiques sur les espèces de méga-herbivores durant le Pléistocène supérieur.

Le cheval trouve son origine en Amérique du Nord il y a environ quatre millions d’années. La baisse du niveau de la mer ayant créé des ponts terrestres entre les continents, il a pu se rendre jusqu’en Eurasie. Une équipe internationale de 57 chercheuses et chercheurs – comprenant notamment 18 scientifiques autochtones des Nations Lakota, sqilxʷ (suknaqin/Okanagan), Pieds-Noirs, Déné (athabascan) et Iñupiaq – révèle que de nombreux échanges intercontinentaux de population équine se sont produits. Ces migrations à double sens avaient encore lieu pendant la dernière période glaciaire, il y a entre 50 000 et 19 000 ans. 

En combinant des échantillons d’ADN ancien, des analyses isotopiques de pointe et des systèmes de savoir autochtone scientifique traditionnels, cette étude internationale dévoile les effets des changements climatiques sur les espèces de méga-herbivores durant le Pléistocène supérieur. L’article « Sustainability insights from late Pleistocene climate change and horse migration patterns », publié dans la revue Science, arrive à d’importantes conclusions sur la conservation de la biodiversité dans le contexte de l’évolution actuelle du climat et des écosystèmes.

Rôle du cheval

Les chevaux occupent une place importante dans la vision du monde et les systèmes scientifiques de plusieurs peuples autochtones sur Terre. Leur comportement, leurs rôles écologiques et leur capacité d’adaptation et de déplacement sur de grandes distances ont offert d’importants enseignements aux communautés autochtones qui ont veillé sur de vastes territoires en Amérique depuis plus de 20 000 ans. 

« Le cheval est une espèce essentielle qui apporte un équilibre à l’écosystème, conjointement aux autres formes de vie avec lesquelles il interagit, explique le chef Harold Left Heron, scientifique traditionnel et gardien du savoir de la Nation Lakota. Dans le cadre de cette étude, plusieurs systèmes scientifiques se sont unis dans le respect afin d’apporter des connaissances essentielles que chacun de nous peut aujourd’hui appliquer dans sa propre communauté, partout dans le monde, afin de préserver toute forme de vie. »

Clément Bataille

« En intégrant les données isotopiques à la paléogénomique et aux connaissances autochtones, notre étude révèle comment les transformations environnementales ont façonné la mobilité, l’adaptation et le... »

Professeur agrégé Clément Bataille

Le sentier du Guérisseur

Le savoir traditionnel des Dénés (Athabascans) concerne notamment le sentier du Guérisseur, un corridor important ayant relié l’Amérique et l’Eurasie pendant des milliers d’années. Le long de cette piste, les chevaux, comme tous les autres êtres vivants, circulaient librement, se mélangeaient, contribuaient aux systèmes naturels qui façonnaient leur parcours, les renforçaient et en tiraient des leçons.

« Ce savoir se reflète dans nos chants, nos récits, notre science et nos modes de vie. Chantant le chant de la vie guarantit l’équilibre du monde et permet à la vie de se diversifier et de continuer de manière harmonieuse », ajoute Wilson Justin, Aîné déné (Athabascan) du haut ahtna/haut tanana et gardien du savoir du clan Alth’setnay.

Recherche en génomique

De nos jours, les sols gelés de l’Alaska, du Yukon et de la Sibérie conservent d’exceptionnels os fossilisés d’anciens méga-herbivores, dont des chevaux. « L’ADN se conserve mieux dans un milieu froid », explique Ludovic Orlando, directeur du Centre d’anthropobiologie et de génomique de Toulouse, un centre de recherche multidisciplinaire soutenu par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l’Université de Toulouse, en France. « Dans cette étude, nous avons tiré le maximum de la dernière génération d’instruments de séquençage de l’ADN et des principes scientifiques des Lakotas sur la génomique afin de mettre au jour une plus grande diversité de lignées de chevaux ayant existé en Amérique durant le Pléistocène supérieur. »

Pendant près de 15 ans, son équipe de recherche a séquencé des génomes de chevaux vieux de quelques siècles à près d’un million d’années. Leurs études antérieures ont mis en lumière le foyer de la domestication des chevaux ainsi l’histoire de leurs migrations à travers le monde avec les sociétés humaines. Pour cette nouvelle étude, les chercheurs ont séquencé le génome de 68 spécimens de chevaux d’Amérique et d’Eurasie datant du Pléistocène supérieur. L’équipe de recherche comprend des spécialistes représentant les territoires dont proviennent les échantillons, et explore en profondeur les migrations intercontinentales de chevaux en mettant l’accent sur la période du dernier maximum glaciaire, il y a de cela 26 000 à 19 000 ans. 

Les chevaux, pont entre les continents

« Selon notre étude, rien qu’en Amérique du Nord, on trouvait une lignée de chevaux distincte au sud des calottes glaciaires, une autre dans l’ensemble de l’Alaska et du Yukon, et une troisième à la bordure ouest de l’Alaska », explique Yvette Running Horse Collin, scientifique lakota et directrice du Taku Skan Skan Wasakliyapi: Global Institute for Traditional Science (GIFTS), qui a mené le séquençage de génomes en laboratoire et a veillé à ce que tous les protocoles scientifiques autochtones soient appliqués et respectés. « De ce fait, les habitudes migratoires naturelles de nos parents de la Nation du Cheval montrent clairement que les frontières contemporaines entre les pays et les dénominations paléontologiques qui les accompagnent ne reflètent pas fidèlement ce que le cheval faisait vraiment ».

Les origines génétiques de la troisième lignée de chevaux d’Amérique du Nord mentionnée plus haut trouveraient leurs racines en Eurasie. Il s’agit de la migration équine la plus orientale d’une lignée originaire des monts Oural, qui s’est étendue dans tout l’Arctique et a pu pénétrer en Amérique du Nord lorsque le niveau de la mer a baissé et que les masses terrestres de la Sibérie et de l’Alaska se sont connectées. L’étude montre que ce pont terrestre a été franchi entre l'Eurasie et l'Amérique à de nombreuses reprises par les chevaux entre 50 000 et 19 000 ans de cela. Curieusement, elle révèle aussi que les chevaux l’ont traversé en sens inverse à des périodes antérieures, longeant le Pacifique vers le sud jusqu’au nord-est de la Chine, et laissant des traces génétiques durables loin à l’ouest, jusqu’en Anatolie et dans la péninsule Ibérique.

L’équipe a également étudié la population équine ayant vécu au Yukon durant la période de réchauffement postglaciaire, alors que la fonte des calottes glaciaires chamboulait les conditions ambiantes. « Ces chevaux vivaient dans le corridor libre de glace à un moment où la steppe et la toundra laissaient place à un écosystème bien plus humide », explique Clément Bataille, professeur à l’Université d’Ottawa, qui a coordonné les analyses isotopiques du carbone et de l’azote. Ce changement, qui s’est avéré moins favorable aux populations équines et aux écosystèmes dont ils dépendaient, a mené à un important déclin démographique.

Conclusions et perspectives

Jane Stelkia est une Aînée de la Nation sqilxʷ (suknaqin/Okanagan) et vit sur les terres ancestrales de son peuple au Canada. Gardienne du savoir traditionnel lié à Snklc’askaxa (la Nation du Cheval), elle confirme l’expérience de ses ancêtres sur le sentier du Guérisseur ainsi que leur capacité à surmonter de grands obstacles environnementaux et historiques aux côtés du cheval. « Dans cette étude, Snklc’askaxa nous offre un remède en nous rappelant la voie qu’empruntent toutes les formes de vie pour survivre et prospérer au fil des migrations et des changements, évoque-t-elle. « Il est temps de nous rassembler à nouveau pour aider la vie à trouver les passages et les seuils à franchir pour se déplacer sans danger » .

Les conclusions de l’étude soulignent l’importance de maintenir des corridors écologiques qui favorisent le déplacement continu entre les habitats. De telles voies semblent essentielles pour préserver la biodiversité de la mégafaune et des formes de vie qui leur sont liées – non seulement dans l’Arctique en plein réchauffement, mais dans le monde entier – en ces temps de grave crise mondiale de la biodiversité.

Chevaux sauvages courant librement au Black Hills Wild Horse Sanctuary au Dakota du Sud (États-Unis)
Chevaux sauvages courant librement au Black Hills Wild Horse Sanctuary au Dakota du Sud (États-Unis) (© Black Hills Wild Horse Sanctuary)

Étude scientifique longitudinale

«Nous avons mené cette étude avec nos alliés d’autres Nations afin de montrer au monde à quel point les déplacements sont essentiels au maintien de la vie », déclare le chef Joe American Horse, leader traditionnel et gardien du savoir de la Nation Lakota. Il fait référence au concept scientifique Lakota de « yutaŋ’kil », présenté par le chef Left Heron dans cet article pour aider la communauté de la biologie de la conservation à comprendre les comportements du vivant lorsque des grands changements environnementaux surviennent. «Ce concept signifie que la vie ne se déplace jamais seule, elle suit son écosystème. La vie doir se déplacer pour survivre et prospérer. Nous appliquons les conclusions de cet article à He’Sapa, nos Black Hills sacrées, en partenariat avec de nombreuses institutions scientifiques de renommée, sous l’égide du Black Hills Wild Horse Sanctuary. »

L’Université d’Ottawa a été un partenaire clé de cette étude. Le professeur agrégé Clément Bataille de l’Université d’Ottawa et son équipe de recherche (Zoé Landry, Eve Lindroos et Auguste Hassler) ont tiré profit de l’infrastructure de géochimie des isotopes à la fine pointe du Laboratoire d’isotopes stables Ján Veizer et du laboratoire de spectrométrie de masse par accélérateur André E. Lalonde afin d’estimer l’âge des spécimens et de reconstituer les conditions dans lesquelles ces chevaux vivaient. « En intégrant les données isotopiques à la paléogénomique et aux connaissances autochtones, notre étude révèle comment les transformations environnementales ont façonné la mobilité, l’adaptation et le déclin de certaines populations de chevaux au Pléistocènesupérieur », explique Clément Bataille. 

Ce travail illustre la puissance de la collaboration interdisciplinaire, qui combine la géochimie, la génomique et la science autochtone pour mieux comprendre les changements écologiques passés causés par le climat. Il s’inscrit également dans le cadre de l’engagement de l’Université d’Ottawa en faveur de la recherche axée sur l’Arctique, par l’intermédiaire de son nouveau Pôle de recherche sur l’Arctique, qui encourage les partenariats avec les communautés autochtones afin de trouver des solutions durables aux défis les plus pressants en matière d’environnement et de biodiversité dans l’Arctique.


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