Conseils de pionnières : les femmes dans les professions non traditionnelles

Archives des femmes
Archives et collections spéciales

Par Michelle Lalonde

Storyteller-in-Residence, uOttawa Library

Image : Travailleuse sidérurgiste
Image : Travailleuse sidérurgiste. Calendrier WIT 1988. Fonds Association des femmes de métiers © Association des femmes de métiers
Au cours de l’été 1963, Monique Frize (née Aubry), alors âgée de 21 ans, fait une demande d’admission au programme de génie électrique à l’Université d’Ottawa.

Lorsqu’il est informé de la demande, le doyen de la faculté appelle le père de Monique pour le prier de dissuader sa fille. Puis un voisin, directeur d’un autre département de l’Université, l’exhorte à son tour à raisonner cette jeune femme un peu trop ambitieuse. Le génie, prétendent alors les deux hommes, n’est pas pour les femmes.

Mais Monique et son père font la sourde oreille. Non seulement Monique est devenue la première femme diplômée en génie à l’Université d’Ottawa, mais elle a obtenu deux maîtrises et un doctorat d’autres établissements. Ingénieure clinique dans le domaine biomédical pendant 18 ans, elle a conçu un logiciel pour prédire les complications chez les bébés prématurés et mis au point une technique pour détecter la présence d’arthrite à l’aide d’une caméra infrarouge. En 1989, l’Université du Nouveau-Brunswick l’a nommée titulaire de la toute nouvelle Chaire Nortel-CRSNG pour les femmes en génie.

Aujourd’hui, les Archives des femmes de l’Université d’Ottawa conservent des documents originaux, notes personnelles, procès-verbaux et divers souvenirs ayant appartenu à

Monique Frize et à des centaines d’autres femmes qui, comme elle, ont eu le courage de s’imposer dans des milieux dominées par les hommes au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Elles sont des modèles et des sources d’inspiration et d’espoir pour toutes les femmes, et notamment pour celles qui aspirent à une carrière dans les STIM

Photo Monique Frize
Monique Frize, 1989. @Joy Cummings-Dickinson / UNB

Monique Frize insiste sur l’importance de se rappeler et de transmettre des histoires inspirantes de femmes qui ont réussi dans des domaines dominés par les hommes. Dans la préface de ses mémoires, elle écrit :

« Quand je me sentais découragée ou méprisée par mes collègues masculins, je pensais à toutes ces femmes qui se sont forgé une carrière universitaire ou scientifique dans un milieu professionnel peu accueillant, voire hostile. »

Nous avons glané dans des entrevues, panels, mémoires et recherches tirés des Archives des femmes quelques conseils de ces pionnières, à commencer par ceux de Monique Frize elle-même.

  • Conseil no 1 : Se fixer des objectifs ambitieux

En décembre 1989, le jour de son entrée en fonction à la Chaire pour les femmes en génie, Monique Frize a été appelée à assister aux funérailles de 14 jeunes femmes mortes sous le feu d’un déséquilibré antiféministe à l’École Polytechnique de l’Université de Montréal.

À sa sortie de la basilique Notre-Dame, après la cérémonie des funérailes, Monique Frize a déclaré à deux collègues un nouvel objectif : faire en sorte que, dans dix ans, on compte au Canada mille nouvelles ingénieures pour chacune de ces étudiantes assassinées.

 Funeral of the Polytechnique massacre victims. Place d’Armes, Montreal.
Image: Funeral of the Polytechnique massacre victims. Place d’Armes, Montreal. December 11, 1989 © Judith Lermer Crawley

« …faire en sorte que, dans dix ans, on compte au Canada mille nouvelles ingénieures pour chacune de ces étudiantes assassinées. »

Monique Frize

Image: Funeral of the Polytechnique massacre victims. Place d’Armes, Montreal. December 11, 1989 © Judith Lermer Crawley

« Dix ans plus tard, elles étaient effectivement 15 000 », se félicite Monique qui a consacré la majeure partie de sa vie adulte à encourager les jeunes filles et les femmes à embrasser une carrière d’ingénieure. Cette auteure de plusieurs livres sur les femmes en sciences et en génie a également cofondé et présidé l’International Network of Women Engineers and Scientists.

  • Conseil no 2 : Bien choisir son partenaire de vie

Bien que ce conseil semble tout droit sorti des années 50, Monique Frize l’a toujours donné à ses étudiantes. Elle affirme en effet que toute femme qui aspire à une carrière dans les STIM et qui veut des enfants doit pouvoir compter sur le soutien de son conjoint.

C’est son premier mari, l’ingénieur Philippe Arvisais, qui a éveillé son intérêt pour le génie électrique. Hélas, il a perdu la vie dans un tragique accident de la route quelques semaines avant qu’elle entre à l’université. L’amour lui a souri une nouvelle fois, sous les traits de Peter Frize, qu’elle a épousé en 1968. Cet homme aux multiples talents l’a encouragée à se concentrer sur sa carrière et l’y a aidée en faisant sa juste part dans l’éducation de leur fils, Patrick.

« Mon mari assumait la moitié des responsabilités parentales et la moitié des tâches ménagères, souligne-t-elle. Il était chef cuisinier. Durant plusieurs années, nous avons eu une ferme avec des serres à Saint-Jean, près de Joliette. Il faisait toutes sortes de choses. Un jour, il a racheté une pâtisserie (...). C’était un homme pas comme les autres, et c’est une des raisons pour lesquelles je l’ai épousé. Je savais que c’était la bonne personne, qu’il m’aimerait pour ce que j’étais : une femme de carrière qui allait travailler toute sa vie. »

  • Conseil no 3 : Se préparer à des réactions hostiles

Monique Frize ne s’est pas sentie persécutée par ses camarades masculins pendant ses études. À part l’un d’entre eux qui se moquait méchamment d’elle parce qu’elle était veuve, ils étaient tous bienveillants. Cependant, elle a l’impression que les choses ont changé progressivement au fil des ans pour les étudiantes en génie.

Image: Journée international des femmes. Toronto. 9 mars 1985. Fonds Working Women Community © Archives et collections spéciales
Image: Journée international des femmes. Toronto. 9 mars 1985. Fonds Working Women Community © Archives et collections spéciales

« A la fin des années 80 et au début des années 90, alors que la proportion de femmes dans les programmes de génie atteignait 15 %, les hommes ont changé leur fusil d’épaule. »

« Une seule femme au milieu des hommes, c’est un pion, explique-t-elle. C’est une sorte de mascotte. Elle ne représente pas une menace. » Mais à la fin des années 80 et au début des années 90, alors que la proportion de femmes dans les programmes de génie atteignait 15 %, les hommes ont changé leur fusil d’épaule. Il lui est alors arrivé d’entendre dire dans son entourage professionnel que “les femmes prennent le contrôle”.

  • Conseil no 4 : Se tisser un réseau et l’entretenir soigneusement

Feu Shirley E. Greenberg était une avocate et une philanthrope qui a beaucoup œuvré pour les causes féministes dans la région d’Ottawa. Auteure de nombreux écrits sur les problèmes juridiques qui touchent les femmes, elle a cofondé en 1978 le premier cabinet d’avocates, c’est-à-dire entièrement composé de femmes, à Ottawa. Elle a contribué à mettre sur pied le centre des

femmes d’Ottawa (Ottawa Women’s Centre), le Women’s Career Counselling Centre et l’Interval House, un refuge pour les femmes victimes de violence conjugale.

Mais, selon ses intimes, le réseautage était son plus grand talent; elle savait rassembler les féministes et leur insuffler l’envie d’agir.

« Shirley organisait et accueillait bénévolement des réunions de femmes où l’on discutait d’enjeux importants, d’actions militantes, de plans et de stratégies, se rappelle Constance Backhouse, professeure à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et amie de longue date de Shirley Greenberg. Jusqu’à la toute fin, elle a joué ce rôle de rassembleuse. »

Bulletin de l’Association nationale des femmes et le droit.  Collection de périodiques féministes
Image: Bulletin de l’Association nationale des femmes et le droit. Collection de périodiques féministes © Archives et collections spéciales

Au début de sa carrière, lorsqu’elle enseignait le droit à l’Université Western Ontario, à London, Constance Backhouse a entendu parler du cabinet exclusivement féminin de Shirley Greenberg.

« Shirley était renommée dans toute la province, et même au-delà, raconte-t-elle. Elle était l’une des premières femmes à définir sa pratique du droit comme féministe. Mes finissantes étaient de plus en plus nombreuses à vouloir ancrer leur carrière dans des principes féministe. À l’époque, il était difficile de leur trouver un endroit où faire leur stage d’un an obligatoire avant de commencer à exercer. Il y avait donc une sorte de pipeline reliant ma classe au cabinet de Shirley. »

Constance Backhouse invitée par la Ville d’Ottawa à donner une conférence sur le harcèlement sexuel, rencontre à cette occasion Shirley Greenberg. En effet, dès qu’une conférencière féministe venait à Ottawa, Shirley Greenberg invitait l’assistance à poursuivre les discussions chez elle.

« Ces réunions de femmes qu’elle organisait (...) étaient absolument nécessaires et essentielles, assure Constance Backhouse. Elles nous ont servi de tremplin pour ce que nous avons accompli ensuite. Les gens retiennent de Shirley Greenberg sa philanthropie. Elle compte en effet parmi les quelques personnes à avoir pris conscience [de l’importance] de la philanthropie pour faire avancer la cause féministe. C’était assez exceptionnel. »

Or, pour Constance Backhouse, son amie se distinguait surtout par sa capacité de « créer un espace, un lieu rassembleur et accueillant ». « Elle a joué un rôle pivot au sein de nombreux groupes citoyens féministes. Elle était l’âme du féminisme à Ottawa. »

  • Conseil no 5 : Se méfier du sexisme flagrant, mais plus encore du sexisme subtil

Valerie Overend, menuisière chevronnée, fait depuis longtemps la promotion des métiers non traditionnels auprès des femmes. Elle a cofondé en 1995 le Women’s Work Training Program dans sa ville natale, Regina. Cette menuisière Sceau rouge a représenté la Saskatchewan au conseil d’administration de l’Association canadienne de la formation professionnelle, en plus de siéger aux conseils du Forum canadien sur l’apprentissage et du Groupe de référence national des femmes sur la problématique du marché du travail, un réseau de femmes et d’organisations dirigées par des femmes.

Image: Valerie Overend, 1998 Ó Nance Ackerman
Image: Valerie Overend, 1998 © Nance Ackerman

Valerie Overend a du faire face à plusieurs formes de sexisme au cours de sa vie, d’abord pendant ses études en océanographie et à la station de biologie de Nanaimo où elle travaillait chaque été comme technicienne de laboratoire, puis lorsqu’elle a réorienté sa carrière vers la menuiserie. Devenue mère célibataire à la fin des années 80, elle s’est tournée vers ce métier pour avoir un emploi stable.

« Mon mari m’avait quittée, et j’avais des enfants à nourrir, a-t-elle raconté lors d’un panel virtuel sur les femmes en STIM organisé par la Bibliothèque de l’Université d’Ottawa. Ce n’était pas compliqué. J’ai fait la liste de mes compétences et de mes capacités. »

Elle était douée en mathématiques et avait toujours aimé le travail manuel, artisanal et à l’extérieur. Elle savait que la menuiserie lui apporterait beaucoup de satisfaction, puisqu’elle avait déjà touché à la sculpture et à la fabrication de meubles simples.

C’est ainsi qu’elle a obtenu son certificat Sceau rouge, cofondé le Women’s Work Training Program à Regina en 1995, et consacré beaucoup de temps et d’énergie à encourager les jeunes filles et les femmes à apprendre un métier. À l’époque, étant la seule femme de la province à suivre ce programme de certification, elle a dû surmonter bien des difficultés.

Or, Valerie Overend soutient que le sexisme manifeste sur les chantiers de construction était plus facile à gérer que le sexisme subtil dont elle était la cible à l’université et à la station de biologie.

« Les deux milieux étaient sexistes (...) et je suis certaine qu’ils le sont toujours, dit-elle. Mais mes relations étaient plus difficiles avec les scientifiques qu’avec les travailleurs de la construction. D’habitude, les gens sont étonnés de m’entendre dire ça. Et pourtant, à la station de biologie et à l’université, les hommes voulaient que je reste à ma place. Je n’étais pas la bienvenue. Mon rôle se limitait à nettoyer, à recueillir et à saisir des données, à prendre des notes. Mais personne ne me transmettait d’informations. J’avais l’impression qu’ils protégeaient leur savoir, que leur valeur s’amoidrirait si j’avais les mêmes connaissances qu’eux. Je détestais cette situation.

« Alors quand j’ai commencé à travailler dans la construction, je m’attendais à dix fois pire. Mais non; ces hommes-là étaient transparents. Ils me disaient simplement: “Nous ne pensons pas que tu es à ta place ici”. Il n’y avait pas de secrets, pas de sabotage, pas de subterfuges. Ils étaient francs : “Tu n’as rien à faire ici. Tu nous voles nos emplois.” Après un moment, je me suis rendu compte que je pouvais les envoyer promener. Une jeune femme en début de carrière ne peut pas répondre comme ça à des universitaires. »

Le fait qu’elle ait le courage de riposter lui a facilité la vie, assure-t-elle. « Ils étaient plus respectueux quand je leur disais ma façon de penser. »

Image: Sisters in the Brotherhood. Fonds Valerie Overend.
Image: Sisters in the Brotherhood. Fonds Valerie Overend © Sisters in the Brotherhood.
  • Conseils no 6, 7 et 8 : Faire preuve de résilience, de courage et d’audace

Claire Deschênes se souvient très bien de son premier jour de classe en génie mécanique à l’Université Laval, à Québec.

« J’étais étonnée d’être la seule femme, se remémore-t-elle. Je n’oublierai jamais ce jour. Tout le monde me regardait, le professeur comme les étudiants, et je suis devenue toute rouge. J’ai repéré une chaise et je suis vite allée m’asseoir en me demandant : “Mon Dieu, qu’est-ce que je fais ici? Pourquoi ai-je choisi ce programme?” »

Or, la vie lui avait déjà appris à gérer les situations difficiles. Quand elle avait 14 ans, sa mère a reçu un diagnostic de sclérose en plaques sévère, et son père est tombé malade peu après. Il est décédé quand elle avait 17 ans.

« Je suis devenue comme une mère pour ma sœur et mon frère. J’ai compris que la vie était faite d’imprévus, et parfois d’épreuves pénibles. J’ai décidé de tirer profit de mes forces et j’ai choisi une carrière qui m’aiderait à les développer pendant de nombreuses années. »

Au bout d’une première année ardue, Claire a échoué à son premier examen. « Je me suis dit que je n’étais pas du tout à ma place! Mais, au bout d’un certain temps, les choses se sont améliorées. Je réussissais assez bien en classe, j’étais devenue amie avec d’autres étudiants et avec leurs

petites amies. J’en avais assez d’être entourée seulement d’hommes, alors je les obligeais à emmener leurs petites amies à toutes les fêtes. »

Claire Deschênes est devenue la première femme à enseigner le génie à l’Université Laval, en 1989. Elle a fondé le Laboratoire de machines hydrauliques (LAMH) et a été titulaire de la Chaire pour les femmes en sciences et en génie du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada de 1997 à 2005. De plus, elle a été membre fondatrice de l’Educational Research Institute de l’International Network of Women Engineers and Scientists (aujourd’hui l’Institut canadien pour les femmes en ingénierie et en sciences), a reçu le titre de Fellow d’Ingénieurs Canada et a été nommée Membre de l’Ordre du Canada.

« Il faut avoir de la résilience, a-t-elle déclaré lors du panel sur les STIM, au printemps 2022. À mes débuts au laboratoire, je n’étais pas du tout certaine de pouvoir faire carrière dans ce domaine, car j’étais en quelque sorte invisible. La concurrence était forte avec les autres laboratoires, et on m’appelait “la petite Deschênes”. J’ai dû être très résiliente. Il a fallu du temps pour que l’industrie comprenne que j’avais quelque chose à apporter. »

« Donc, la résilience est très importante, conclut-elle. « Soyez courageuses, soyez audacieuses, et allez de l’avant avec ce que vous souhaitez réaliser. »

image Claire Deschênes.
Claire Deschênes. 1993.

« Soyez courageuses, soyez audacieuses, et allez de l’avant avec ce que vous souhaitez réaliser. »

Claire Deschênes

Claire Deschênes. 1993.
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