Produit sacré, cette substance épaisse et dorée n’est pas qu’un aliment – c’est aussi un remède, un élément de patrimoine, un marqueur d’identité. Traditionnellement utilisée pour la cuisine, dans les onguents et comme tonique nutritionnel, la graisse d’eulakane est souvent partagée entre familles, voire offerte en cadeau à d’autres Nations. Dans les dernières années, avec les changements climatiques et l’empiétement industriel qui menacent à la fois l’espèce et la pratique culturelle associée, les communautés autochtones cherchent à protéger et à valider leurs connaissances en collaborant avec des chercheuses et chercheurs qui respectent la souveraineté de leurs données.
C’est ici qu’entre en scène Anik Martin, qui vient de décrocher une maîtrise en toxicologie chimique et environnementale de l’Université d’Ottawa.
Quand les savoirs ancestraux rencontrent la science biomoléculaire
Anik Martin oriente ses travaux selon le principe directeur de la vision à deux yeux, à savoir le fait de voir le monde « de la perspective du savoir autochtone par un œil, et de la perspective scientifique occidentale par l’autre œil, de manière à adopter une vision qui bénéficie à tout le monde ». Son projet, qui allie les connaissances traditionnelles sur l’extraction de la graisse d’eulakane à des techniques avancées d’analyse des lipides, rend hommage à l’expertise des Premières Nations tout en ajoutant de nouvelles couches de compréhension grâce à la science moléculaire.
Sous la supervision du professeur Laurie Chan, expert éminent en toxicologie et santé environnementale à la Faculté des sciences, elle a passé du temps à la baie Alert avec des familles ‘Namgis qui perpétuent la pratique séculaire d’extraction de la graisse d’eulakane (t̕łi'nagila). Elle s’intéresse principalement à la lipidomique, soit la branche de la chimie analytique qui examine la composition des graisses dans des échantillons organiques. Avec l’aide de Rochelle D’mello, associée de recherche, et Zoran Minic, gestionnaire de laboratoire et expert en spectrométrie de masse au Laboratoire John L. Holmes de spectrométrie de masse, Anik et son superviseur ont analysé l’effet des méthodes de préparation traditionnelle sur le profil nutritionnel de la graisse.
« L’idée est d’employer la spectrométrie de masse pour identifier et quantifier les différents gras que contient la graisse, explique la chercheuse. Nous voulons en confirmer les bienfaits pour la santé cardiovasculaire et générale – bienfaits que les communautés autochtones reconnaissent déjà, mais qui pourront être étayés par des preuves pouvant aider à protéger les pratiques alimentaires ancestrales contre une potentielle réglementation ou d’autres interférences externes. »
Par l’application de méthodes scientifiques rigoureuses aux connaissances culturelles, Anik Martin contribue à valider et à préserver les habitudes alimentaires des Autochtones et à garantir que leurs connaissances, et les droits y afférant, restent entre leurs mains.


« Bien qu’elle ait autrefois occupé une place centrale dans leurs traditions, la graisse d’eulachon ne peut plus être produite par les Nuxalk, l’espèce ayant disparu de leur territoire. »
Anik Martin
— Diplômée, programme de maîtrise en toxicologie environnementale et chimique de l'Université d'Ottawa
Une pratique communautaire et spirituelle
L’extraction de la graisse – l’affaire de toute une communauté – est encadrée d’un cérémonial ainsi que de pratiques méticuleuses. Les familles se rendent à Dzawadi, l’embouchure de la rivière Klinaklini, pour l’arrivée de l’eulakane. Les prises sont placées dans des fosses de sable pour y fermenter, traditionnellement un maximum de 14 jours, selon la température et les préférences familiales. Après la fermentation, les poissons sont cuits dans de grandes cuves d’eau chaude que l’on remue lentement à l’aide de fourches de bois jusqu’à ce que la précieuse huile remonte à la surface.
Avec soin, la substance est retirée, filtrée puis entreposée. Chaque étape, du placement des filets en aval des rivières pour attraper l’eulakane à la filtration finale de la graisse, se fait dans un profond respect de la ressource.
« Certains appellent ça de l’or liquide, explique Anik, et c’est très vrai pour sa valeur tant monétaire que symbolique. Ce n’est pas une denrée qui se donne à la légère. On n’en fait cadeau qu’aux gens avec qui on entretient une relation solide. »
La chercheuse décrit comme « transformateur » son passage chez les ‘Namgis. On l’a invitée à prendre part à une excursion de camping communautaire intergénérationnelle (Laxwe’gila, ou « gagner en force » en Kwakwala) où les Aînées et Aînés transmettent aux jeunes des remèdes, des récits et des enseignements à propos du territoire. C’est là qu’elle a rencontré deux membres éminentes de la communauté, Alana Jacobson et Gana Dawson, qui sont devenues ses guides et l’ont présentée à des familles prêtes à partager leurs histoires et leurs provisions de graisse.

« La transformation de la graisse varie selon chaque famille. Celle extraite de l’eulachon est d’une grande importance pour les Premières Nations côtières de la Colombie-Britannique. »
Anik Martin
— Au Département de biologie de l’Université d’Ottawa, elle a travaillé avec le professeur Laurie Chan
Une recherche ancrée dans la réciprocité
Il y a maintenant plus de 30 ans que le professeur Chan travaille avec les Premières Nations côtières – depuis qu’il a été invité pour la première fois à étudier les risques de contamination chez l’eulakane. À l’époque, il n’a trouvé aucune trace de mercure ou d’autres substances chimiques préoccupantes. Ce constat a aidé les communautés locales à démontrer l’innocuité de leurs aliments traditionnels.
Aujourd’hui, grâce aux avancées en chimie analytique, la collaboration se poursuit, mais à plus grande portée. Au moyen d’outils de spectrométrie de masse à la fine pointe de la technologie, les chercheuses et chercheurs peuvent désormais décomposer la graisse au niveau moléculaire pour produire son profil lipidique complet : une carte précise des gras et des nutriments qu’elle contient.
L’eulakane étant considéré comme une espèce menacée dans plusieurs régions, le travail issu de ces partenariats de recherche prend un caractère urgent. Le poisson, et le bagage des savoirs qui l’entourent, ne sont pas aisément remplaçables. Pour les communautés qui produisent encore la graisse de nos jours, les enjeux sont bien clairs. Ce n’est pas une question de nostalgie; c’est une question de survie.
« Le but n’est pas de simplement publier nos constatations, affirme le professeur Chan. C’est aussi d’aider les Premières Nations à affirmer leur contrôle sur leur santé, leurs systèmes alimentaires et leurs données. Ce sont elles qui possèdent les connaissances que nous aidons à générer. »
Anik Martin espère que ces travaux, qui s’articulent autour des priorités de la communauté, contribueront non seulement à la science, mais aussi à la souveraineté autochtone. « Cette graisse est infusée d’une riche histoire, et c’est notre devoir de veiller à ce qu’elle continue d’être transmise aux générations à venir. »