Le multilinguisme stratégique repose sur un principe essentiellement pragmatique. Un État multilingue a recours à plusieurs langues en raison de contraintes liées aux nécessités de la communication, de la situation politique, sociale, économique, etc.

Sans être fondée sur l'amour d'une langue quelconque, sans jamais choisir une langue contre une autre, la politique de multilinguisme stratégique, souvent confondue avec le bilinguisme (trilinguisme ou quadrilinguisme), considère une langue comme complémentaire à une autre et s'efforce d'exploiter toutes les ressources linguistiques du pays. Ce type de politique n'est applicable que dans un État multilingue où les rapports entre les groupes en présence réduisent généralement la suprématie d'une langue dominante.

L'Afrique du Sud

Les cas les plus connus sont l'Afrique du Sud, Singapour et, de façon différente, l'Espagne. L'Afrique du Sud compte plus de 35 langues. Les principales langues sont généralement des langues appartenant à la famille bantoue, sauf pour l'afrikaans, le portugais, l'anglais et le tamoul. L'article 6 de la Constitution sud-africaine de 1997 reconnaît 11 langues officielles au pays. Outre les deux langues « blanches » que sont l'anglais et l'afrikaans au plan fédéral, la Constitution ajoute neuf langues « noires » de type bantou: le ndébélé, le sotho (ou sepedi), le sesotho (sotho du Sud), le swazi, le tsonga, le tswana, le venda, le xhosa et le zoulou. La Constitution oblige le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux, par voie législative ou par d'autres mesures, à réglementer et à veiller sur les langues officielles de ces gouvernements. Enfin, toutes les langues officielles, tant au plan national que provincial, doivent bénéficier de la même égalité et être traitées de manière équitable. On ne peut diminuer le statut constitutionnel d'une langue officielle. La création de neuf provinces correspond à un besoin: chacune de celles-ci choisit la langue qui lui convient le mieux à la condition de ne pas en promouvoir une seule.

Singapour

La république de Singapour compte plus d'une trentaine de langues, mais aucune n'est majoritaire. La langue numériquement la plus importante rassemble les locuteurs du min nan (ou chinois taiwanais), c'est-à-dire 39,5 % de la population totale. Les autres langue parlées par plus de 1 % de la population sont le malais, le cantonais (8,9 ), l'anglais (7,3 %), le mandarin (4,6 %), le hakka (4,5 %), le tamoul (3,4 %), le filipino (1,6 %), le thaï (0,9 %), mais il existe encore de nombreuses langues parlées par de petites populations. Afin de se comprendre, les Singapouriens  ont recours à l'une ou l'autre des quatre langues officielles du pays: le chinois mandarin, le malais, le tamoul et l'anglais.  En général, les langues officielles sont surtout parlées comme langues secondes, peu comme langues maternelles; le chinois mandarin est la langue véhiculaire pour tous les sinophones, le malais pour tous les Malais, Indonésiens et Philippins, le tamoul pour environ 60 % des Indo-Pakistanais, l'anglais pour tous les autres. Le malais est considéré symboliquement comme la « langue nationale » de Singapour (et utilisé pour l'hymne national), mais le parti au pouvoir a toujours préféré promouvoir l'usage de l'anglais.

L'Espagne

L'Espagne n'est pas un pays linguistiquement homogène. D'autres langues maternelles que le castillan (l'espagnol) sont utilisées par une proportion importante de la population: le catalan (10 millions), le galicien ou galego (3,8 millions), le basque ou euskara (580 000), le tsigane (600 000), l'asturienou bable (200 000), l'aragonais ou fabla (30 000), l'aranais (3814), etc. Le castillan est la « langue espagnole officielle de l'État », mais trois langues — le catalan, le galicien et le basque — bénéficient d'un statut de co-officialité dans certaines Communautés autonomes, alors que d'autres langues ne bénéficient que d'une protection limitée. L'expression statutaire utilisée pour désigner les langues officielles autres que le castillan est langue propre (« lengua propria » ou « lenguas proprias »). Bref, il y a une langue officielle pour tout le pays (le castillan), mais quelques langues co-officielles (catalan, basque, galicien, aranais) dans certaines régions.

Le Canada

Au Canada, on pourrait comparer la situation des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut avec la formule du multilinguisme de stratégie. Dans les Territoires du Nord-Ouest, l'anglais, le chipewyan, le cri, l'esclave du Nord, l'esclave du Sud, le français, le gwich'in, l'inuinnaqtun, l'inuktitut, l'inuvialuktun et le tåîchô sont les langues officielles. Ces langues officielles ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions gouvernementales des Territoires du Nord-Ouest. Au Nunavut, ce sont l'anglais, le français, l'inuktitut et l'inuinnaqtun qui sont les langues officielles. Il s'agit dans les deux cas d'une politique de multilinguisme stratégique.