Perspective internationale

Singapour

Le quadrilinguisme officiel

Singapore Flag

 

 

Singapour a pour nom officiel les appellations suivantes: Republic of Singapore (en anglais), Republik Singapura (en malais), Cingkappūrā Kudiyaracu (en tamoul:  சிங்கப்பூர்), Xīnjīapō Gònghégúo (en chinois: 新加坡共和国). En français, on emploie «République de Singapour». C'est un petit État du Sud-Est asiatique de 693 km² situé à l’extrémité sud de la péninsule de Malacca en Malaisie, dont il est séparé par le détroit de Johor. Singapour constitue un archipel formé d’une île principale (île de Singapour appelée aussi Pulau Ujong) et d'environ une soixantaine d'îlots. Dans son ensemble, cet archipel demeure l'un des plus petits pays au monde: il est huit fois plus petit que l'île du Prince-Édouard (5660 km²) et un peu plus grand que l'île de Montréal (421 km²). Par comparaison, la petite Belgique avec 30 530 km² et l'île de Vancouver avec 31 285 km² paraissent énormes, tout en demeurant minuscules par rapport au Canada (9,9 millions km²). 

Étant donné que Singapour est une cité-État, ses divisions administratives sont relativement petites: on compte depuis 2001 cinq districts qui sont eux-mêmes divisés en circonscriptions électorales ("electoral constituencies") et en conseils municipaux ("town councils").

Le pluralisme de Singapour

La population de Singapour (5,7 millions en 2018) est d'une grande complexité par rapport à celle du Canada. Le pays abrite trois ethnies principales: les Chinois (76,8 %), les Malais (13,9 %) et les Indiens (7,9 %), dont principalement des Tamouls. Ensuite, il y a les «autres» ethnies composées de beaucoup d'Occidentaux
(Australiens, Britanniques, Américains, Néo-Zélandais, Allemands, etc.), mais également de nombreux Asiatiques (Japonais, Philippins, Thaïs, Coréens, etc.). Au total, on dénombre une quarantaine d'ethnies différentes dans un petit territoire.

De plus, il faut distinguer deux types de Singapouriens: les résidents (70,7 %) et les non-résidents (29,3 %), ces derniers étant des ressortissants étrangers qui habitent le pays pour une durée limitée, soit pour y travailler, soit pour y étudier, soit pour aider des personnes à charge. Ces non-résidents sont des titulaires d'un permis de travail ou des détenteurs d'un titre de séjour, en tant que travailleurs étrangers ou étudiants, ou pour d'autres raisons acceptées par les autorités.

Les ethnies et les langues

La situation linguistique de Singapour peut surprendre, tant les ethnies et les langues sont imbriquées. C'est le seul pays au monde à posséder quatre langues officielles sur l'ensemble de son territoire au surplus très petit: le chinois mandarin, le malais, le tamoul et l'anglais.

Les Chinois forment l'ethnie majoritaire (76,8 %), mais ils se répartissent entre plusieurs langues chinoises différentes, dont le mandarin (24,8%), le min nan (34,5%), le cantonais (7,6%), le hakka (4,3%), le min dong (1 %), le puxian (0,4 %) et le min bei (0,3 %), etc. Les Chinois ne sont pas des Singapouriens d'origine; ils ont fui le sud de la Chine pour immigrer à Singapour avant ou immédiatement après la Seconde Guerre mondiale.

Le deuxième groupe ethnique principal est constitué des Malais (13,9 %). Au point de vue historique, ce sont les «vrais» Singapouriens, car ils font partie d'une grande ère linguistique réunissant Singapour, la Malaisie et l'Indonésie. Ils ont été minorisés dans le petit archipel de Singapour par les Chinois, mais ils ont pu bénéficier de l'apport des Indonésiens culturellement et linguistiquement très proches parents des Malais. Pour les autorités, les Indonésiens sont des Malais, ce qui explique le fait que seulement 6,7 % des Malais parlent la langue malaise, les autres utilisent des langues apparentées comme l'indonésien, le javanais, le bouguinais, etc.

Les Indiens (7,9 %) sont le troisième groupe ethnique important, mais ils ne sont que 2 % à parler le tamoul, car ils ne forment donc pas une communauté linguistique homogène: on y trouve des Indiens parlant, outre le tamoul, le bengali, le panjabi, l'hindi, le sindhi, le gujarati, l'ourdou, etc. Parmi ces langues, seul le tamoul est reconnu comme une langue officielle.

Singapour abrite des locuteurs des langues austronésiennes comme le malais et l'indonésien, des langues sino-tibétaines comme les langues chinoises, des langues dravidiennes comme le tamoul et le malayalam, des langues indo-iraniennes comme l'hindi et le panjabi, sans oublier des langues germaniques comme l'anglais.

Le chinois mandarin est la langue véhiculaire pour tous les sinophones; le malais pour tous les Malais, les Indonésiens et les Philippins; le tamoul pour environ 60 % des Indo-Pakistanais; l'anglais pour tous les autres. Finalement, les quatre langues officielles (anglais, chinois, malais et tamoul) comptent pour 36,4 % des langues maternelles du pays (dont 24,8 % pour le seul mandarin), mais ces langues permettent la communication avec la quasi-totalité de tous les groupes ethniques, l'anglais ayant une longueur d'avance sur les autres langues comme langue seconde.

Les alphabets

Pour rendre la situation plus complexe, les quatre langues officielles s'écrivent avec trois écritures différentes. L'anglais et le malais sont des langues transcrites toutes deux avec l'alphabet latin; par exemple, les mots "Danger" en anglais et "Bahaya" en malais.

Le chinois mandarin, comme toutes les langues chinoises, s'écrit avec des idéogrammes appelés généralement «caractères chinois». Historiquement, ces idéogrammes forment le plus ancien système d'écriture au monde, qui soit resté d'un usage continuel. Ces idéogrammes chinois figurent au deuxième rang parmi tous les systèmes d'écriture dans le monde, derrière l'alphabet latin (le premier), et devant tous les autres systèmes alphabétiques (cyrillique, grec, arabe, devanagari, hébreu, etc.)

L'alphabet tamoul sert à transcrire la langue tamoule qui est normalement parlée dans le sud de l'Inde, principalement dans l'État du Tamil Nadu et dans l'Union territoriale de Pondichéry (comme langue co-officielle), ainsi qu'au Sri Lanka et en Malaisie comme langue minoritaire. Le tamoul utilise un alphabet dont l'origine remonte à environ 2500 ans; il est composé de voyelles, de consonnes et d'unités syllabiques associant dans un même signe une consonne et une voyelle.

L'anglais et le singlish

L'anglais est une langue incontournable à Singapour, car il est considéré comme la langue la plus importante. Cependant, l'anglais normalement utilisé comme langue véhiculaire à Singapour n'est pas l'«anglais colonial» ("colonial English language") d'origine britannique, mais l’«anglais de Singapour» (ou "Singapore English"), un anglais local basé sur l'anglais britannique avec certaines influences américaines. Cet anglais local est un peu différent que l'anglais «standard» compris dans les autres pays. Si l'on fait exception des anglophones occidentaux (Royaume-Uni, États-Unis, Canada, Australie, etc.), les anglophones du continent asiatique finissent par adopter l'anglais de Singapour. Quoi qu'il en soit, l'anglais singapourien et l'anglais standard restent néanmoins compréhensibles sans trop d'efforts.

Il existe aussi un autre «anglais singapourien» appelé singlish(contraction de Singaporeet d'English). Il s'agit, cette fois-ci, d'un anglais très différent de l'anglais standard, appelé "Singapore Colloquial English", plus simplement "Singlish".Cette langue véhiculaire a subi l'influence des tons du hakka et du min nan, a développé une grammaire et une syntaxe simplifiée, et a emprunté des mots au chinois (mandarin), au malais, au tamoul et à d'autres langues parlées dans l'archipel.

Plus les Singapouriens sont instruits, plus ils emploient une variété d'anglais dite «standard». Par contre, moins ils sont instruits ou lorsque leur langue maternelle n'est pas l'anglais, ce qui est la règle presque générale, plus ils ont tendance à parler le singlish. Ainsi, la plupart des locuteurs de Singapour alternent systématiquement entre un langage familier et un langage formel en fonction de la situation de communication. Entre les membres d'une même ethnie, ils parlent leur langue maternelle, sinon c'est l'anglais, le singlishou le chinois mandarin.

Le bilinguisme des Singapouriens

Selon le recensement de 2010, les Singapouriens sont unilingues dans une proportion de 28,2 %, surtout avec le chinois, sinon l'anglais. Les bilingues représentent 61 % des Singapouriens, d'abord avec le chinois et l'anglais, puis avec le malais et l'anglais.

Les religions

Une analyse réalisée en 2014 par le Pew Research Center (É.-U.) a démontré que Singapour était le pays le plus diversifié au monde au plan religieux. Le bouddhisme (33,3%) et le christianisme (18,3%) sont les religions les plus pratiquées avec l'islam (14,7%) et le taoïsme (10,9%), l'hindouisme étant moins fréquent parmi la population.

On peut constater qu'il existe des liens entre la religion pratiquée, les ethnies et les langues. Ce sont les Chinois qui sont bouddhistes et taoïstes (57%), bien que plusieurs soient chrétiens (20%). Dans une proportion de 99%, les Malais sont musulmans avec un petit nombre d'Indiens et parlent des langues austronésiennes. En général, les Indiens pratiquent surtout l'hindouisme dans une proportion de 59% et parlent des langues dravidiennes (tamoul) ou indo-iraniennes (hindi, ourdou, bengali, etc.).

La politique anglophile de Lee Kuan Yew

Lee Kuan Yew (1923-2015) est le plus célèbre homme d'État singapourien. Il a été le premier premier ministre de Singapour, le cofondateur et le premier secrétaire général du Parti d'action populaire (People's Action Party ou PAP), le fondateur de la cité-État de Singapour en 1963, etc. Décrit comme l'homme fort de Singapour, il a exercé une influence déterminante sur son pays durant plus d'un demi-siècle. Il est toujours resté une référence pour les Singapouriens, même après sa mort.

Lee est né à Singapour en 1923. Il parlait l’anglais comme langue maternelle; ses parents avaient été eux-mêmes éduqués en anglais, bien qu'ils aient été d'ascendance chinoise, principalement d'origine hakka. Lee a donc été élevé dans un milieu familial anglophone dès son jeune âge. Il a commencé à apprendre le chinois mandarin seulement en 1955 à l'âge 32 ans. Auparavant, il était ce qu'on appellerait un «analphabète chinois». Il a aussi appris le japonais en travaillant comme traducteur pendant l'occupation japonaise de Singapour. Il est néanmoins toujours demeuré un anglophone et un anglophile.

Lee Kuan Yew (1923-2015) fut premier ministre (en anglais: "Prime Minister") de Singapour de 1959 à 1990, c'est-à-dire de 36 à 67 ans. Il exerça ses fonctions de manière autoritaire et n'a toléré aucune opposition pendant plus de trente ans, puisqu'il conserva, après sa démission comme premier ministre, un poste de «ministre émérite» ("Senior Minister") et «ministre mentor» ("Minister Mentor") au sein du gouvernement, ce qui lui a permis de demeurer un «conseiller» très écouté jusqu'à son décès (à 92 ans).

Dès 1959, Lee Kuan Yew considérait l’anglais comme un outil d’unification des différents groupes ethniques du pays, dont la population était constituée d’une majorité de Chinois et de minorités malaises et tamoules. Pour lui, l'anglais paraissait plus neutre que le chinois pour réduire les tensions ethniques et linguistiques. Lee décida donc de conserver l’anglais plutôt que le chinois comme langue principale afin de maximiser aussi les avantages économiques dont cette langue pouvait bénéficier.

Lee Kuan Yew imposa ses objectifs au gouvernement et aux citoyens de son pays. Il lui paraissait plus aisé d'unifier un pays multilingue par une langue étrangère plutôt que par une langue indigène en rivalité avec d'autres. L'objectif du premier ministre était de niveler les langues indigènes en situation de concurrence par l'anglais.

 

L'anglais comme langue commune

Voici la pensée de Lee Kuan Yew à ce sujet lors d'une allocution prononcée en octobre 2000 à la John F. Kennedy School of Government, une école d'affaires publiques de l'université Harvard (Cambridge, Massachusetts) :

[Les Chinois de Singapour sont principalement des descendants de personnes originaires de différentes parties de la Chine et parlant différents dialectes. Les Malais viennent de différentes régions de la Malaisie et de l'Indonésie. Les Asiatiques du Sud proviennent de différentes parties du sous-continent indien. Les autres viennent principalement d'autres régions d'Asie. Nous avions besoin d'une langue commune. L'anglais n'est la langue maternelle d'aucun groupe, donc personne n'a gagné aucun avantage... Nous n'avons pas forcé ou fait pression pour une identité nationale. Nous visions l'intégration, pas l'assimilation.

Par respect pour ses trois principales communautés ethniques, Singapour a adopté le chinois mandarin, le malais et le tamoul, ainsi que l’anglais, comme langues officielles.]

La justification concernant le «respect» des trois principales communautés ethniques — Chinois, Malais et Tamouls — relevait davantage d'un principe théorique que d'une pratique réelle; il fallait une certaine acceptabilité sociale. Dans les fait, l'anglais devait servir d'instrument d'uniformisation et un outil d'évitement des langues locales.

Évidemment, Lee Kuan Yew a toujours su qu'il fallait présenter l'anglais comme une langue incontournable pour répondre aux besoins du bien-être économique des citoyens de Singapour. Dans son livreMy Lifelong Challenge(2011)Lee Kuan Yewexplique qu'il lui fallait imposer l'anglais pour attirer les investisseurs et aussi parce que c'était, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la langue de la diplomatie internationale, la langue des sciences et de la technologie, la langue de la finance et du commerce international:

[Comment pourrait-on gagner sa vie à Singapour ? Avec à peine 700 mètres carrés de terres, l’agriculture était hors de question. Le commerce et l’industrie étaient notre seul espoir. Mais pour attirer les investisseurs ici dans leurs usines croissantes, nous pouvions comprendre une langue. Ce devait être l'anglais: depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’anglais s’est répandu. C'est la langue de la diplomatie internationale, la langue des sciences et de la technologie, la langue de la finance et du commerce international. Les Singapouriens auraient davantage de possibilités de maîtriser l'anglais.

Pour des raisons politiques et économiques, l'anglais doit être notre langue de travail. Cela donnerait à tous les peuples de Singapour une langue commune pour communiquer et travailler.]

Après l'indépendance de 1965, l'usage de l'anglais devint encore plus populaire. Le premier ministre prit soin de choisir l’anglais comme principale langue d’enseignement dans toutes les écoles du pays. Dès lors, l'anglais devenait une langue officielle au même titre que le malais, le mandarin et le tamoul. Lee, qui craignait comme la peste les conflits ethniques, s'assurait ainsi d'aplanir les tensions en voulant réduire les inégalités sociales entre les différents groupes linguistiques du pays, mais en réalité il s'agissait de museler l'ascendance des langues locales au profit de l'anglais, sa langue maternelle.

Les campagnes linguistiques

Lee Kuan Yew a aussi élaboré une politique particulière concernant le chinois. Avant l'indépendance, la majorité des Chinois parlaient le min nan comme langue maternelle, mais d'autres parlaient des langues chinoises différentes comme le mandarin, le cantonais, le hakka, le min dong, le puxian, le min bei, etc. Lee voulut que la communauté chinoise soit unifiée par une langue commune: le mandarin. C'est pourquoi le gouvernement singapourien fit, comme pour l'anglais, la promotion du mandarin en tant que langue à forte valeur économique.

 

 

Jamais les autorités n'ont employé le terme «langue» pour désigner les variétés de langues chinoises, sauf pour le mandarin; le qualificatif utilisé fut toujours le mot «dialecte». Or, ces variétés chinoises sont aussi des langues au même titre que le mandarin, mais elles ne bénéficient d'aucun statut avec comme conséquence qu'elles ont toujours connu un fort déclin, surtout à partir de 1979, notamment en raison des campagnes "Speak Mandarin".

Dans le cadre de ces campagnes de promotion, toutes les émissions à la radio et à la télévision qui diffusaient en «dialectes chinois» ont été interdites. Vers la fin des années 1980, le mandarin avait réussi à remplacer ces «dialectes chinois» dans la plupart des lieux publics. Bref, tous les efforts du gouvernement ont misé sur l'importance de l'anglais standard et du mandarin par rapport aux autres langues au point où beaucoup de citoyens ont parlé de ségrégation et non de promotion.

 

En novembre 1990, M. Goh Chok Tong est devenu le deuxième premier ministre de Singapour (de 1990 à 2004), en remplacement de Lee Kuan Yew, mais ce dernier demeura un membre influent de son cabinet en occupant le poste de ministre principal ("Senior Minister") et plus tard ministre mentor ("Minister Mentor"). Lee encouragea son successeur à entreprendre de nouvelles campagnes linguistiques afin de promouvoir le «bon anglais» pour mettre un frein à la propagation du singlish, dont la forme peu prestigieuse faisait et fait encore peur au gouvernement. C'est parce que le singlish fait concurrence à l'anglais que les autorités font depuis des années des campagnes d'information dont il a le secret avec des messages du genre "Speak Good English"(«Parlez le bon anglais») ou "Speak Well. Be Understood"(«Parlez [l'anglais] correctement, soyez compris»), de façon à minimiser l'importance grandissante du singlish. Dans les années 2000. le gouvernement singapourien a relancé le mouvement "Speak Good English", sans grand succès, il faut l'avouer. Loin de régresser, le singlish continue de prospérer.

Les dispositions constitutionnelles

Force est de reconnaître le poids considérable de Lee Kuan Yewdans l'histoire récente de Singapour. Cette petite république est le seul pays au monde à avoir adopté quatre langues officielles avec l'anglais, le chinois, le malais et le tamoul. L'un des rares autres États à être aussi multilingue demeure sans nul doute la province serbe de la Voïvodine avec six langues (serbe, hongrois, slovaque, roumain, croate et ruthène). Les quatre langues officielles de Singapour, dont le statut découle des directives du premier ministre Lee, sont identifiées dans la Constitutionde 1965, laquelle a été modifiée de nombreuses fois. C'est l'article 153A qui proclame le statut officiel des quatre langues, tout en précisant que le malais constitue «la langue nationale» :

Article 153A (traduction non officielle)

Langues officielles et langue nationale

1) Le malais, le mandarin, le tamoul et l'anglais sont les quatre langues officielles de Singapour.

2) La langue nationale est le malais et elle est en alphabet romain :

Pourvu que :

(a) nul ne soit interdit ou empêché d'employer ou d'apprendre une autre langue; et

(b) rien dans le présent article ne porte atteinte au droit du gouvernement de préserver et de soutenir l'usage et l'étude de la langue de toute autre communauté de Singapour.

Ainsi, le malais a le double statut de langue officielle et de langue nationale en raison de la proximité de la cité-État avec le monde malais. En effet, Singapour est enclavé complètement par la Malaisie et l'Indonésie, deux pays dont la langue officielle est le malais, d'une part, le «malais malaisien» (Bahasa Malaysia), d'autre part, le «malais indonésien» (Bahasa Indonesia). Le statut de langue nationale est strictement symbolique; son seul avantage est que l'hymne national, «Majula Singapura», est chanté dans cette langue. En tout état de cause, le fait d'avoir quatre langues officielles ne signifie pas nécessairement que toutes ces langues soient à égalité dans les faits; il peut y avoir loin de la coupe aux lèvres.

Contrairement au Canada fédéral qui a adopté la Loi sur les langues officielles(1988) accordant à l'anglais et au français un statut égal, Singapour n'a jamais rédigé une quelconque loi sur le bilinguisme ou le quadrilinguisme. Les autorités se sont contentées de l'article 153A de la Constitution pour la reconnaissance des quatre langues officielles. Tout au plus, les divers gouvernements successifs ont fait adopter une quinzaine de lois non linguistiques avec une ou deux articles à portée linguistique concernant la procédure criminelle, les sociétés ou compagnies, le contrôle des prix, les valeurs mobilières et les contrats, les fiducies commerciales, les brevets d'invention, les banques, etc.

Les langues de la législation

Les langues admises dans les débats parlementaires sont l'anglais, le mandarin, le malais et le tamoul. C'est d'ailleurs ce que reconnaît la Constitution dans son article 44. En pratique, la langue la plus utilisée par les parlementaires demeure l’anglais qui est suivi de près par le mandarin, puis plus rarement (comprendre «occasionnellement») par le malais et le tamoul.

Si les représentants des citoyens acceptent dans les faits les quatre langues dans les débats oraux, seul l’anglais demeure la langue de la rédaction et de la promulgation des lois. Le système de traduction simultanée adopté au Parlement ne sert qu’à passer du chinois, du malais ou du tamoul vers l’anglais. Comme il n'y a pas de traduction de l'anglais vers les autres langues, cela suppose que tous doivent connaître l'anglais. On peut constater que ce système est différent de celui en vigueur au Canada, car la traduction simultanée se fait dans les deux sens, c'est-à-dire de l'anglais vers le français et du français vers l'anglais. La connaissance de l'anglais devint obligatoire pour les parlementaires de Singapour, car le bilinguisme ne vaut que pour transiter vers la «super-langue».

Les langues en matière de justice

Du fait qu'il existe quatre langues officielles à Singapour, n'importe quel citoyen a le droit de demander un procès dans la langue de son choix: en anglais, en mandarin, en malais ou en tamoul. Cependant, il est plus aisé de fournir des documents en quatre langues que de demander à un juge de connaître ces mêmes langues. Tous les juges sont tenus de connaître l’anglais parce que c’est la langue dans laquelle sont rédigées les lois. Beaucoup de juges sont capables de s'exprimer aussi en chinois, parfois en malais, rarement en tamoul. Lorsqu'un procès est bilingue et qu'il implique une autre langue que l’anglais (p. ex., mandarin-malais), on fait intervenir un juge pouvant s’exprimer dans ces deux langues. Dans les cours d’appel, l’anglais est généralement la seule langue utilisée. Dans tous les cas, on fait appel à un interprète s'il y a un problème.

Dans les faits, l'anglais et le malais sont les langues les plus utilisées dans les tribunaux inférieurs. Pour les tribunaux supérieurs, c'est l'anglais, mais les traductions en chinois et en tamoul constituent une procédure normale.

Les langues de l'administration

Le quadrilinguisme étant proclamé dans la Constitution, l'administration gouvernementale utilise les langues officielles dans ses relations avec les citoyens, mais la tendance est de privilégier l’anglais et le mandarin. Cependant, tout citoyen peut exiger qu’on lui réponde, tant à l’oral qu'à l’écrit, dans la langue de son choix. Si tous les services administratifs offrent des services dans les quatre langues officielles, les pratiques réelles font en sorte que le malais et le tamoul sont souvent laissés pour compte au profit de l'anglais et du chinois. En effet, la plupart des ministères et des agences de l’État se contentent de diffuser les documents officiels en anglais, bien que sur demande ceux-ci peuvent être rendus dans la langue de la requête. Afin d'avoir une certaine idée de la procédure habituelle, il suffit de lire cet extrait de la Loi sur les fiducies commerciales de 2004 (en anglais : Business Trusts Act):

Article 99 [traduction non officielle]

 

Traduction officielle des documents

3) Lorsqu'un individu est dans l'obligation de préserver ou de conserver les comptes, les registres ou tout autre dossier en vertu de la présente loi, alors que ces documents ou une partie de ceux-ci ne sont pas tenus ou disponibles en anglais, celui-ci doit:

(a) produire une traduction exacte des comptes, des registres ou de tout autre dossier ou une partie de ceux-ci en anglais, traduction devant être faite dans un délai n'excédant pas sept jours;

(b) préserver ou conserver la traduction avec les comptes, les registres ou tout autre dossier aussi longtemps que ces documents sont exigés en vertu de la présente loi pour être préservés et conservés.

Cette exigence de produire une traduction en anglais est présente dans plusieurs lois, bien que le chinois, le malais et le tamoul soient aussi des langues officielles. Cette disposition est très significative, car elle témoigne de l'importance de l'anglais dans le pays.

 

L'unilinguisme des affiches n'est pas la règle, sauf pour les édifices publics identifiant un ministère ou un organisme gouvernemental, alors que seul l'anglais apparaît. Le bilinguisme dans l'affichage est fréquent, mais il s'agit toujours de l'anglais avec une autre langue, normalement avec le chinois, rarement avec le malais ou le tamoul.Dans beaucoup de panneaux routiers, le quadrilinguisme est de mise, mais l'anglais est toujours en position dominante.





On trouve d'abord la version anglaise (Merlion Park) qui est suivie, de haut en bas, du chinois (魚尾獅公園), du malais (Taman Merlion) et du tamoul (மெர்ரியன் பார்க்) ou parfois du japonais (マーライオンパーク). Le paysage linguistique de Singapour n'est pas caractérisé par un quadrilinguisme généralisé, mais par la langue anglaise omniprésente et exclusive lorsqu'il s'agit des ministères et des agences du gouvernement.

Les langues de l'éducation

L’État singapourien a adopté une politique d’égalité dans l’accès à la langue d’enseignement. Tous les parents ont le droit d'envoyer leurs enfants dans les écoles maternelles et primaires de leur choix. De la maternelle à la fin du secondaire, il est possible de recevoir son instruction en anglais, en mandarin, en malais ou en tamoul. Il existe aussi des écoles publiques et des écoles privées, mais toutes doivent respecter les programmes d'enseignement du gouvernement.

À Singapour il n'est pas possible de recevoir son instruction seulement dans sa langue maternelle. Le système d'éducation est obligatoirement bilingue depuis 1966. Selon l'article 23 de la Loi sur l'éducation, c'est le directeur général (au Ministère d’Éducation) qui choisit les langues d'enseignement, sauf pour l'anglais qui est obligatoire:

Loi sur l'éducation [traduction non officielle]



Ordonnance n° 45 de 1957, édition révisée de 1985

Article 23


3) Lorsqu'une école est enregistrée, le directeur général doit fournir au superviseur de celle-ci (de l’école) un certificat d'inscription, conformément au formulaire n° 2 figurant dans l'annexe, dans lequel sont précisés les locaux dans lesquels l'école peut fonctionner tandis que le superviseur doit déposer un exemplaire du certificat accompagné d'une liste présentée, dans les langues qui peuvent être choisies par le directeur général, des noms suivants:

a) un superviseur;
b) les gestionnaires inscrits;

Un enseignement obligatoirement bilingue

L'anglais demeure la principale langue d'enseignement dans tous les établissements scolaires pour la plupart des matières, tandis que la langue première (L1) est utilisée dans les cours de langue maternelle et les cours d'éducation morale. Les enfants doivent apprendre l’anglais et une autre langue au choix (mandarin, malais, tamoul ou une autre langue reconnue à des fins d'enseignement); l’anglais et la langue maternelle demeurent donc obligatoires dans les écoles primaires. Même si l'anglais est une langue seconde (L2) pour la majorité des enfants, il est enseigné comme langue première (L1), alors que celle-ci est enseignée comme langue seconde (L2). Bien qu’au moins deux langues soient enseignées obligatoirement au primaire, la préséance est à l'anglais.

Au niveau secondaire, les élèves peuvent étudier une troisième langue: le mandarin pour les non-Chinois, le malais pour les non-Malais, l'indonésien pour les non-Malais, l'arabe, mais le japonais, le français ou l'allemand sont limités aux 10% des élèves ayant obtenu des résultats supérieurs aux examens. Finalement, la plupart des élèves apprennent plus souvent trois langues plutôt que deux: l'anglais, la langue maternelle et/ou une autre langue. Si, à la fin de leurs études secondaires, plus de 87 % des élèves maîtrisent l’anglais, on estime que plus de 65 % des élèves peuvent s'exprimer à la fois en anglais et en chinois. Bref, Singapour favorise au moins un enseignement bilingue, sinon trilingue. Les langues autres que l'anglais les plus étudiées sont le mandarin et le malais. D'autres langues peuvent être exceptionnellement étudiées comme langue maternelle (L1), dont les langues indiennes comme l'hindi, le bengali, le panjabi, le gujarati et l'ourdou.

Les résultats dans l'enseignement des langues

Après cinq décennies de politique linguistique consacrée à la promotion de l'anglais, le résultat a abouti à des régressions aux dépens des trois autres langues officielles, le chinois, le malais et le tamoul. Alors que les fermetures d'écoles sont fréquentes en malais, en chinois et en tamoul, les écoles anglaises augmentent proportionnellement. La tendance pour les «langues ethniques» est de n'être reconnues que comme des disciplines scolaires ou des «langues scolaires» presque inutiles hors de l'école.

Par ailleurs, les autorités singapouriennes incitent les élèves et les étudiants à utiliser une langue très normalisée, parfois déconnectée de la vie quotidienne et familiale. Par exemple, la prononciation britannique de l'anglais est formellement encouragée. Il en est ainsi pour l'enseignement du mandarin aux dépens des autres langues chinoises, sans oublier le recours au registre littéraire officiel du tamoul ou de la prononciation normalisée du malais basée sur le malais du Nord parlé dans la péninsule de la Malaisie, par opposition au malais du Sud dans l'île de Bornéo. Dans la vie quotidienne, les Singapouriens parlent une forme de langue plus populaire et moins standardisée, peu importe leur langue première (L1).

Tous les établissements de niveau supérieur utilisent l'anglais comme langue d'enseignement, mais depuis l’année scolaire 1983-1984 le chinois est devenu la seconde langue obligatoire pour obtenir un diplôme universitaire. Bien que les locuteurs du malais et du tamoul aient conservé leurs droits constitutionnels, ceux-ci demeurent plus symboliques que réels.

Les médias

Depuis 1959, toutes les élections à Singapour ont été remportées avec une très importante majorité par le Parti d'action populaire fondé par Lee Kuan Yew. Le pays est demeuré depuis l'indépendance une démocratie autoritaire. Le groupe de défense de la liberté de la presse, Reporters sans frontières, classe Singapour à la 149e place sur 179 pays à propos de son indice de liberté de la presse. De son côté, l'organisme Freedom House, basée aux États-Unis, le classe à la 153e place avec l’Afghanistan, l’Irak et le Qatar. L'une des caractéristiques du journalisme singapourien réside dans le fait que les journalistes doivent être étroitement surveillés pour s'assurer qu'ils écrivent ce que désirent voir apparaître à la fois le journal et le gouvernement. Les questions d'actualité controversées doivent d'abord être «clarifiées» par les ministères.

On compte une vingtaine de journaux à Singapour. Si la plupart sont en anglais, d'autres sont en chinois et quelques-uns sont en malais ou en tamoul. Selon les stations de radio, les émissions sont diffusées d'abord en anglais, puis en mandarin, en malais et en tamoul, mais également en indonésien et en filipino (tagalog). Une enquête de novembre 2017 menée par le groupe américain Nielsen a révélé une croissance significative de l’écoute anglaise de la plus grande société de médias de Singapour, Mediacorp. Les chaînes gratuites de Singapour sont gérées par MediaCorp et chaque chaîne diffuse dans l'une des quatre langues officielles de Singapour.

L'emploi des autres langues dans les médias est réglementé par le ministère de l'Information, des Communications (MCI: Ministry of Communications and Information). Le gouvernement tente de restreindre l'emploi des variétés chinoises de peur d'entraver l’apprentissage de l’anglais et du mandarin. Paradoxalement, aucune tentative n'a été entreprise pour décourager l'emploi ou la diffusion des langues indiennes telles que le bengali, le gujarati, l'hindi, le malayalam, le panjabi, le télougou et l'ourdou. La chaîne de télévision Mediacorp Suriadiffuse en malais des émissions produites localement en interne ou acquises auprès de pays voisins tels que la Malaisie ou l’Indonésie.

Le gouvernement singapourien a bien tenté de restreindre également l'emploi du singlishdans les médias électroniques. La réglementation de L'Autorité pour le développement des médias (Media Development Authority) précise que l'emploi du singlishne doit pas être encouragé ni être autorisé, sauf dans les interviews, où seule la personne interrogée parle ensinglish». En août 1999, le ministre émérite, Lee Kuan Yew, prononçait un discours devant le Club communautaire de Tanjong Pagar (le "Tanjong Pagar Community Club") dans lequel il donnait son avis sur l'emploi du singlish:

Plus les médias rendent le singlish socialement acceptable en le vulgarisant dans les émissions de télévision, plus nous incitons les gens à croire qu’ils peuvent se débrouiller avec le singlish. Ce sera un désavantage pour la moitié de la population moins instruite. Les individus les plus instruits peuvent apprendre deux ou trois variétés d'anglais et parler l'anglais anglais aux Anglais ou aux Américains dont c'est la langue maternelle, l'anglais standard aux étrangers parlant l'anglais standard et le singlish aux Singapouriens moins instruits. Malheureusement, si la moitié moins instruite de notre peuple finit par apprendre à ne parler que lesinglish, elle en souffrira économiquement et socialement. Les Singapouriens veulent parler mieux l'anglais, pas lesinglish. Ceux qui parlent bien l'anglais devraient contribuer à créer un bon environnement pour parler anglais, plutôt que de préconiser, comme certains le font, l’usage du singlish.

Malgré tout, au cours des dernières années, l'utilisation du singlish à la télévision et à la radio a proliféré, tant les Singapouriens s'identifient à cette langue qu'ils ont élaborée depuis plusieurs décennies.

Conclusion

Pour des raisons à la fois politiques et économiques, la politique linguistique imposée par l'ancien premier ministre Lee Kuan Yew au lendemain de l'indépendance en 1965 était de recourir à l'anglais pour donner à tous les peuples de Singapour une langue commune. Cette politique a relativement bien réussi, la petite république de Singapour étant considérée aujourd'hui en Asie comme un modèle de progrès économique, d’harmonie interethnique et de tolérance religieuse. Il ne fait aucun doute que l'anglais a contribué au succès de cette évolution. Toutefois, il y a eu un prix à payer. En effet, Singapour témoigne que la réussite économique peut se faire au prix de l'éviction des plus petites langues.

L’État de Singapour pratique une politique linguistique fondée sur une égalité constitutionnelle entre quatre langues officielles, mais celles-ci ne sont pas égales dans la vie quotidienne. L'anglais est devenu la super-langue et, aujourd'hui, pratiquement la langue identitaire de Singapour. L'idéologie sous-jacente de la politique linguistique est de se servir du mandarin pour cimenter la communauté chinoise en éliminant les langues chinoises autres que le mandarin (min nan, hakka, cantonais, etc.). Le malais est la langue de la première ethnie originaire de l’archipel, ce qui permet d'éradiquer les langues concurrentes telles que le javanais, l'indonésien, le madourais, etc. Quant au tamoul, c’est la langue-phare des citoyens originaires de l’Inde, mais elle sert à évincer l'hindi, l'ourdou, le bengali, le malayalam, le panjabi, le kannada, le gujarati, etc. Certains affirment même que la politique réelle du gouvernement consisterait à éliminer non seulement les nombreuses langues non officielles, mais également à réduire le rôle des trois autres langues officielles. En ce sens, on peut parler de quadrilinguisme déséquilibré, puisque les locuteurs des langues en cause ne bénéficient pas des mêmes avantages ni des mêmes droits. Au sommet trône l'anglais qui est suivi, dans l'ordre du déséquilibre, du chinois, du malais et enfin du tamoul.

Si la tendance se maintient, la république de Singapour deviendra de plus en plus un pays anglophone, dont les langues maternelles seront réduites à une simple matière scolaire. La seule langue qui sort vraiment gagnante de cette politique linguistique, c'est l'anglais qui, au départ, n'était la langue d'aucun individu originaire de ce pays, mais celle des colonisateurs britanniques et aujourd'hui celle du capitalisme anglo-américain. La république de Singapour est devenue en quelques décennies le pays le plus anglophone d'Asie et risque de ne plus être capable de préserver sa diversité linguistique qui constituait en même temps une partie de sa richesse.

Contrairement au Canada où les deux langues officielles, l'anglais et le français, sont des langues maternelles, l'une des quatre langues officielles. l'anglais, n'était pas au départ une langue première, sauf pour une très petite minorité éduquée dans cette langue. L'évolution à la fois politique, social et économique de Singapour a fait en sorte que l'une des langues officielles, l'anglais, est en train d'évincer les autres, le mandarin, le malais et le tamoul.

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