Histoire linguistique du Canada
Révolution américaine et ses conséquences au Canada
Révolution américaine (1775-1783)

La guerre de l'Indépendance américaine fut un conflit armé qui dura huit longues années, de 1775 à 1783. Ce fut également une guerre civile entre sujets britanniques et Américains, ainsi qu'une rébellion contre les autorités coloniales et une insurrection contre le roi d'Angleterre (George III) et le régime monarchique. Ce fut enfin une guerre de « libération nationale », la première de l'histoire moderne. Elle entraîna, dans le seul camp américain, quelque 25 700 morts, ce qui la place au deuxième rang des guerres menées par les États-Unis (après la guerre civile de 1812).
En Amérique du Nord britannique, la Révolution américaine et l'Indépendance eurent de graves conséquences. La Révolution américaine expliquera l'Acte de Québec de 1774 et l'Acte constitutionnel de 1791. Quant à l'Indépendance, elle entraînera non seulement une modification des frontières canado-américaines qui furent considérablement réduites, mais la composition démographique du Canada changera radicalement en raison de l'arrivée de dizaines de milliers de loyalistes américains. De plus, ces bouleversements entraîneront la création d'une autre « province » ou colonie britannique, le Nouveau-Brunswick, et la séparation de la province de Québec en deux colonies distinctes : le Haut-Canada (l'Ontario) à l'ouest et le Bas-Canada à l'est (le Québec). L'Amérique du Nord britannique passa ainsi de trois colonies (Québec, Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve) à cinq (avec le Nouveau-Brunswick et le Haut-Canada).
Au moment de la promulgation de l'Acte de Québec (1774), la population de la province de Québec atteignait les 70 000 habitants, alors que celle de la Nouvelle-Écosse en comptait environ 12 000. Pour sa part, la Nouvelle-Angleterre abritait une population d'environ 2,5 millions d'habitants. Cependant, la Grande-Bretagne pouvait aligner une force militaire impressionnante, supérieure à celle des colonies de la Nouvelle-Angleterre, et bénéficiait au surplus de la plus forte marine du monde. Les Britanniques pouvaient compter sur une armée de 30 000 soldats de métier (disciplinés, expérimentés, bien armés et bien payés) et les meilleurs généraux d'Europe, sans oublier 700 navires de guerre, 2 000 navires de commerce pour le transport des troupes et des munitions, ainsi que sur 150 000 marins. Bref, une force redoutable! Dès 1775, en réponse aux initiatives du Congrès continental et des insurgés, George III ordonna à 25 000 soldats additionnels de partir pour l'Amérique.
Du côté des insurgés américains, rien n'était gagné d'avance dans la mesure où ils ne disposaient que de 18 000 à 20 000 hommes inexpérimentés, ne possédaient pas de marine de guerre et ne bénéficiaient que d'un petit nombre de généraux bien formés. Pourtant, ce sont les États-Unis qui gagnèrent la guerre, en enlisant les militaires britanniques jusqu'à l'usure. En 1787, l'union fédérale des États-Unis voyait le jour, alors que les colonies américaines acceptaient de renoncer à une grande partie de leur autonomie locale pour fondre treize colonies indépendances en une seule, ce qui donna naissance à un État central puissant — les États-Unis d'Amérique — pouvant tenir tête à la Grande-Bretagne.
Invasion américaine dans la « province de Québec »
Dès le début de la guerre de l'Indépendance, George Washington crut porter un coup mortel à la Grande-Bretagne en s'emparant de Montréal et de Québec parce que ces deux villes constituaient les bastions britanniques les plus redoutables en Amérique du Nord. Le général américain dépêcha deux armées (commandées par le général Richard Montgomery et le colonel Benedict Arnold) vers le nord afin d'investir la ville de Québec et de conquérir ainsi le Canada, plus précisément la « province de Québec ». C'était aussi pour les insurgés (Insurgents) américains une façon de rallier les Canadiens par la force à leur lutte pour l'indépendance. D'ailleurs, George Washington s'attendait à ce que les Canadiens se rallient à eux et transforment l'invasion en « guerre de libération ».

De son côté, le gouverneur de la province de Québec, Guy Carleton, qui ne disposait que de 1 600 hommes — 357 soldats de l'armée régulière, 450 marins, 543 miliciens canadiens et 300 miliciens anglophones de la garnison — pour défendre la colonie, savait qu'il ne pouvait vaincre les insurgés américains, supérieurs en nombre (près de 8 000 hommes au départ, divisés en deux armées), qu'avec le secours de la population canadienne. Il espérait que sa politique de conciliation allait porter fruit, mais seuls le clergé (avec en tête l'évêque catholique de Québec, Mgr Jean-Olivier Briand) et la noblesse canadienne (les seigneurs) répondirent avec empressement à l'appel des autorités britanniques, la population dans son ensemble y étant restée plutôt indifférente parce qu'elle voyait dans cette guerre une sorte de « bataille entre Anglais ». Néanmoins, certains Canadiens aidèrent les troupes américaines (les Fils de la libertéou Sons of Liberty), alors que d'autres appuyèrent les Britanniques (les Tuniques rouges ou Red Tunics).
Les troupes américaines s'emparèrent de Montréal en 1775, mais ils échouèrent quand ils tentèrent de prendre la ville de Québec; les troupes américaines se retirèrent rapidement, avant d'être poursuivies et battues au lac Champlain (à Valcour Island). Néanmoins, les rebelles américains restèrent dans la « province de Québec » jusqu'à l'arrivée d'une flotte britannique, le 6 mai 1776. De leur côté, les Américains furent extrêmement surpris d'apprendre que leurs armées avaient été défaites. Des rumeurs circulèrent aux États-Unis, qui laissaient entendre que l'armée américaine aurait utilisé des méthodes répressives, ce qui avait eu pour effet de faire pencher les Canadiens en faveur des Britanniques, au lieu de rester neutres. En fait, les Américains avaient fait preuve d'amateurisme, parce qu'ils étaient mal équipés et avaient perdu près de la moitié de leurs hommes avant même d'arriver à Québec.
En avril 1776, dans l'espoir de convaincre les Canadiens de se joindre à eux, les Américains envoyèrent à Montréal une délégation, dont Benjamin Frankland faisait partie. La délégation fut vite convaincue que la cause américaine était perdue au Canada. Les Américains comprirent qu'il en coûterait probablement moins cher d'acheter le Canada que de le conquérir par les armes. À part quelques escarmouches autour de Montréal, l'invasion américaine n'eut pas de suite immédiate au Canada, bien qu'elle se soit poursuivie aux États-Unis jusqu'en 1783, soit six ans après la Déclaration d'indépendance de Thomas Jefferson (4 juillet 1776) au Congrès. Entre les mois de septembre 1774 et janvier 1775, quelque 700 miliciens canadiens avaient participé à la défense de la ville de Québec. Les Canadiens de langue française démontraient ainsi qu'il leur était possible d'être à la fois catholiques et francophones tout en demeurant loyal envers la Couronne anglaise, ce qui, à cette époque, semblait impensable en Grande-Bretagne. Cela dit, si les Américains avaient réussi leur conquête de la « province of Québec », le Canada ferait vraisemblablement partie aujourd'hui des États-Unis.
En juin 1776, la Grande-Bretagne envoya une force additionnelle composée de 10 000 hommes, dont 4 800 mercenaires allemands, afin de rétablir et maintenir l'ordre dans sa colonie. Parmi ces mercenaires allemands, environ 1 400 s'établiront dans la « province de Québec » à la fin des hostilités et la plupart d'entre eux s'assimileront en épousant des francophones.
La revanche de la France

En 1777, le marquis de La Fayette (1757-1834) — répondant au nom de Marie Joseph Paul Yves Roch Gilbert MOTIER, marquis de La Fayette — prit une part active à la guerre de l'Indépendance américaine aux côtés des insurgés; il contribua même à la victoire décisive de Yorktown (6-19 octobre 1781). C'est la bataille de Yorktown, qui marqua la fin des hostilités et constitua une étape décisive pour l'indépendance des Treize Colonies. La Fayette avait auparavant équipé à ses frais un vaisseau de guerre et était venu à Philadelphie offrir ses « services désintéressés ». Très lié avec Benjamin Franklin, il fut également le compagnon de campagne de George Washington. Convaincu qu'il était possible de rallier les Canadiens, La Fayette proposa à George Washington d'envahir la « province de Québec » sous les auspices de la France (celle-ci avait massé des troupes aux États-Unis d'environ 8 000 hommes sous le commandement du comte de Rochambeau, afin de soutenir les Américains contre les Britanniques); mais George Washington, qui craignait de redonner à la jeune république américaine un voisin gênant, ne souscrit pas au projet. Soulignons que l'effort militaire de la France a été plus grand pour aider les États-Unis à conquérir leur indépendance que pour permettre au Canada de demeurer français. Frédéric de Prusse, dit Frédéric le Grand (24 janvier 1712, Berlin - 17 août 1786, Postdam), avait vu juste sur les intentions de la France, comme en témoigne cette lettre (extrait) adressée à son ambassadeur à Paris :
On se trompe fort en admettant qu'il est de la politique de la France de ne point se mêler de la guerre des colonies. Son premier intérêt demande toujours d'affaiblir la puissance britannique partout où elle peut, et rien n'y saurait contribuer plus promptement que de lui faire perdre ses colonies en Amérique. Peut-être même serait-ce le moment de reconquérir le Canada ? L'occasion est si favorable qu'elle n'a été et ne le sera peut-être dans trois siècles.
L'intervention de la France souleva, durant un certain temps, de grands espoirs parmi la population canadienne de langue française. Beaucoup de Canadiens se crurent sur le point d'être « débarrassés des Anglais », mais la France avait définitivement renoncé au Canada.
En réalité, la France vit dans l'agitation sociale et la guerre de l'Indépendance américaine une occasion de prendre sa revanche avec l'Amérique et une façon d'affaiblir pour longtemps la Grande-Bretagne. Napoléon poursuivra en 1803 les mêmes objectifs en vendant la Louisiane aux Américains. Au plan diplomatique, le 17 décembre 1777, Louis XIV se prononça en faveur de la reconnaissance de l'Indépendance américaine. La France signa même un traité en 1778 avec la jeune république américaine : le Traité d'alliance éventuelle & défensive (Treaty of Alliance, Eventual and Defensive) conclu le 6 février 1778 et ratifié par le Congrès le 4 mai. Bien que le traité ait été originellement rédigé en français, les plénipotentiaires ont signé les 16 articles « tant en langue française qu'en langue anglaise » (« both in the French and English languages »). Dans ce traité, la France s'engageait à ne faire aucune conquête pour elle-même en Amérique. Dans une lettre secrète adressée à son ambassadeur à Philadelphie (alors capitale des États-Unis), le ministre Vergennes avait précisé en soulignant certains passages :
Les députés du Congrès avaient proposé au roi de prendre l'engagement de favoriser la conquête que les Américains entreprendraient du Canada, de la Nouvelle-Écosse et des Florides, et il y a lieu de croire que le projet tient fort à coeur le Congrès, mais le roi a considéré que la possession de ces trois contrées, ou au moins du Canada par l'Angleterre, serait un principe utile d'inquiétude et de vigilance pour les Américains, qu'il leur fera sentir davantage le besoin qu'ils ont de l'amitié et de l'alliance du roi, et qu'il n'est pas dans son intérêt de le détruire. D'après cela, Sa Majesté pense qu'elle ne doit prendre aucun engagement relativement à la Conquête dont il s'agit.
L'objectif était clair : le Canada devait demeurer une colonie britannique afin de constituer dans le voisinage des États-Unis une menace permanente qui les forcerait à demeurer fidèles à l'alliance et permettrait à la France de jouir pleinement des avantages de son assistance politique et militaire, notamment l'acquisition du fabuleux commerce que la Grande-Bretagne pourrait perdre par l'indépendance américaine. Cela signifiait aussi, selon une politique secrète du double-jeu, que la France pouvait empêcher les Américains de s'emparer du Canada. Bref, la France a agi comme tout autre pays : la raison d'État devait primer sur toute autre considération.
L'aide déterminante de la France se concrétisa par l'envoi d'armes, de soldats, de navires de guerre et d'importantes sommes d'argent, sans compter les renforts navals (123 vaisseaux de la Marine royale) de 35 000 hommes, ce qui fera pencher la balance en faveur des Américains. Dans la foulée, Versailles avait déclaré la guerre à Londres et entraîné l'Espagne dans son sillage. C'est au lendemain de la bataille de Yorktown que le francophile Thomas Jefferson, qui sera le 3e president des États-Unis de 1801 à 1809, rendit hommage aux Français en déclarant que « chaque homme a deux patries : son pays et la France ». Rappelons que Jefferson avait été en 1885 ambassadeur à Paris. Cette victoire franco-américaine valut à la France le surnom de « Nourrice d'Hercule ». Évidemment, les Britanniques se montrèrent vivement préoccupés par ce retour des Français sur la scène nord-américaine. Même les Amérindiens du Canada démontrèrent une certaine satisfaction de retrouver les Français. En janvier 1780, le général Frederick Haldimand, alors gouverneur général au Canada, écrivait que l'amitié des autochtones pour la Grande-Bretagne « décline chaque jour, particulièrement depuis que les Américains se sont alliés aux Français, avec lesquels ils ont un vieux et tenace attachement ». De fait, les Français s'efforcèrent de rallier les Amérindiens à la cause américaine en reprenant leur rôle de « protecteur » et de « pourvoyeur » du temps de la Nouvelle-France. De leur côté, loin de vouloir nouer des alliances avec les Indiens, les Américains entendaient plutôt les exterminer et s'approprier leurs terres.
Cependant, le coût excessif de la guerre plongea la France dans une situation financière délicate et accéléra la crise de la monarchie qui paiera ainsi très cher sa revanche sur la « Perfide Albion » : Louis XVI dut convoquer les états généraux pour réformer les impôts, ce qui entraînera la Révolution française (1789) et la décapitation du roi (1793). Pour sa part, la dette américaine envers la France, qui s'élevait à quelque à 35 millions de francs, contribua à assombrir le climat des relations entre les deux pays.

L'indépendance américaine avait été proclamée unilatéralement par Thomas Jefferson. Toutefois, pour faire reconnaître dans les faits leur indépendance, les Américains durent entamer une guerre contre leur ancienne Métropole. Le conflit entre la Grande-Bretagne et ses colonies rebelles se poursuivit jusqu'en 1781. La tournure décisive de la guerre n'intervint qu'avec l'entrée en guerre de la France aux côtés des révolutionnaires américains. Puis il faudra le traité de Versailles (1783) pour la confirmation officielle du nouvel État.
Malgré les nombreuses sollicitations lancées vers les Canadiens, tant francophones qu'anglophones, les insurgés américains restèrent très déçus du peu de soutien qu'ils reçurent de leur part. Les habitants du Québec et de la Nouvelle-Écosse restèrent solidaires de la Couronne britannique. D'une part, les francophones venaient de recevoir de précieuses concessions de la part du gouvernement britannique, d'autre part, les anglophones de la Nouvelle-Écosse étaient arrivés depuis peu de la Grande-Bretagne et se sentaient encore anglais. Quant à ceux qui habitaient plus ou moins légalement à Terre-Neuve — il était alors officiellement interdit de s'installer dans l'île —, ils vivaient loin des soucis de la Révolution américaine et des sentiments patriotiques des Américains pour envisager quelque appui que ce soit.
Guerre civile entre loyalistes et républicains

Il ne faut pas oublier que la guerre de l'Indépendance américaine fut aussi une guerre civile entre loyalistes et patriotes (ou républicains). Lorsque, en juillet 1776, le Congrès proclama la République, près du tiers de la population des Treize Colonies protesta, car ces opposants considéraient que c'était aller trop loin dans la contestation. Ils voulaient bien l'autonomie, mais pas au point de réclamer l'indépendance. Des milliers de gens dénoncèrent l'attitude du Congrès à tel point que celui-ci se crut obligl d'adopter des lois sévères contre ceux et celles qui risquaient de compromettre le succès de la guerre entreprise contre la Grande-Bretagne.
Les habitants de la Nouvelle-Angleterre se divisèrent entre ceux qui prônaient l'indépendance — les patriotes ou républicains — et ceux qui voulaient rester britanniques — les loyalistes (ou royalistes). Bref, le sentiment d'appartenance à l'Amérique n'était pas encore développé au point de rallier tout le monde. Plusieurs termes ont servi à désigner les antagonistes dans les colonies américaines : Roundhead ou Puritans (pour leurs croyances religieuses strictes) associes aux Whigs, contre Monarchists associés aux Tories. On désigne aujourd'hui les monarchistes par Loyalists aux États-Unis, mais au Canada on a longtemps utilisé l'expression United Empire Loyalists (loyalistes de l'Empire uni).
La révolution prit l'allure d'une véritable guerre civile entre les deux camps opposés. On comprendra qu'aux yeux des républicains les loyalistes puissent être considérés comme des traîtres à la cause américaine. C'est ce qui explique que les loyalistes firent l'objet de violences physiques, de discrimination politique et de mesures de confiscation ou de bannissement. De leur côté, les loyalistes n'étaient pas sans reproches et ils commirent, eux aussi, des exactions contre les républicains. Tous ceux qui s'opposèrent aux ordres du nouveau gouvernement perdirent leurs droits civiques et furent chassés de leurs maisons et de leurs terres. La confiscation des biens des loyalistes — les terres, les maisons, les troupeaux, les marchandises, etc. — devint une politique adoptée par tous les États (alors des colonies) et encouragée dès novembre 1777 par le Congrès américain. Cette politique rapporta plusieurs de millions aux trésoreries publiques et servit à défrayer en partie les dépenses de la guerre. Certains loyalistes furent lynchés. Les mots lynch, lyncher et lynchage viennent d'ailleurs de l'anglo-américain to lynch, qui provient de Lynch Law, c'est-à-dire la « loi de Lynch » (1837), un procédé de justice sommaire attribué à Charles Lynch, un planteur patriote de Virginie qui, pendant la Révolution américaine, dirigea un tribunal condamnant à la pendaison les opposants à l'indépendance.
Poussés par la persécution et par leur allégeance à la Couronne, les loyalistes furent nombreux à fuir pour se retrouver en sécurité derrière les lignes britanniques. Beaucoup de loyalistes se joignirent à des unités de milices levées à divers endroits, telles que les Butler's Rangers, les Roger's Rangers, le Jessup' Corps, le King's Royal Regiment of New York, etc. Au total, quelque 50 régiments loyalistes firent campagne pendant la guerre. De façon un peu réductrice, on peut tenter de décrire les loyalistes comme appartenant à des catégories particulières de citoyens : les administrateurs, les pasteurs de l'Église anglicane, les légalistes attachés au Parlement britannique, les riches planteurs, les négociants, les adulateurs de la famille royale, etc. Quant aux patriotes ou républicains, ce fut surtout le lot des gens du peuple, des agriculteurs, des ouvriers, des artisans, etc. En réalité, ce n'était pas aussi simple, car de riches planteurs prirent la cause des républicains et des paysans, celle des loyalistes. Puis les Britanniques finirent par perdre la guerre et ne furent plus en mesure de protéger les loyalistes. La politique de discrimination à l'égard des loyalistes se traduisit par une redistribution des terres et, plus tard, une fuite massive vers la Canada, c'est-à-dire la Nouvelle-Écosse et la province de Québec.
Société américaine
Pour comprendre l'importance des loyalistes lorsqu'ils arriveront au Canada, il faut savoir qui étaient ces gens implantés dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre. Depuis le 17e siècle, ils avaient été très majoritairement des Anglais, mais la diversité ethnique était déjà réelle par la présence de Suédois, de Hollandais et de Noirs. À cette époque, l'émigration en Amérique était essentiellement composée d'exclus et de gens rejetés tels que des puritains, des anglicans, des catholiques, des huguenots français, etc. Au 17e siècle, les colonies connurent deux grandes vagues migratoires avec les Allemands (paysans et artisans) et les Irlando-Écossais appelés « Scotch-Irish ». Ces derniers étaient davantage écossais qu'irlandais, puisqu'ils constituaient les descendants des presbytériens ayant immigré en Ulster lors de la colonisation de l'Irlande par l'Angleterre. Tous ces gens s'étaient intégrés à la société nord-américaine en parlant une langue anglaise déjà différenciée par rapport à la Métropole.
Avant la Révolution américaine, le nombre des Allemands était estimé à environ 200 000 personnes, alors que les Irlando-Écossais étaient autour de 250 000. En raison des persécutions religieuses en France, des milliers d'huguenots avaient émigré dans les colonies anglaises d'Amérique parce que leur présence était en principeinterdite en Nouvelle-France; l'un des premiers recensements à la suite de la Révolution américaine révéla la présence de plus de 100 000 Américains d'origine huguenote, donc française. Certains historiens croient que l'exclusion des huguenots au Canada expliquerait l'une des causes de la faible expansion démographique française, car le nombre des huguenots dans les Treize Colonies fut de beaucoup supérieur au nombre de colons envoyés au Canada durant tout le Régime français (10 000 à 13 000 au maximum). Quant aux Noirs, ils constituaient le cinquième de la population américaine: dans les années 1770, plus d'un Américain sur cinq était de race noire. Si la population, à la veille de l'Indépendance, était hétérogène, la langue et les institutions étaient déjà uniformisées, bien que la société fût loin d'être égalitaire comme elle l'était au Canada.

© Jacques Leclerc
Parmi les Treize Colonies, on distinguait quatre colonies au Nord, quatre au Centre et cinq au Sud.
Les colonies du Nord étaient le New Hampshire (1663), le Massachusetts (1620), le Rhode Island (1663) et le Connecticut (1662). Elles étaient majoritairement peuplées de puritains et de dissidents, dont la morale religieuse était rigoureuse et souvent intolérante. L'agriculture y était peu développée au profit du commerce portuaire (mélasse, rhum, esclaves), de l'artisanat (poterie, orfèvrerie) et des activités urbaines (Boston). Ces colonies donnèrent des gouvernements locaux relativement théocratiques.
Les colonies du Centre furent New York (1663), le New Jersey (1663), la Pennsylvanie (1681) et le Delaware (1663). C'est dans ces régions que se développèrent l'agriculture, l'élevage, la pêche et le commerce. C'est dans ces colonies qu'on retrouvait la plus grande diversité ethnique et religieuse et, de ce fait, la plus grande tolérance. La vie politique et économique y était organisée principalement autour de deux pôles urbains : New York et Philadelphie.
Les colonies du Sud étaient le Maryland (1663), la Virginie (1620), les deux Carolines (1663) et la Géorgie (1662). La vie politique et économique était dominée par une aristocratie exploitant des plantations (tabac, maïs et coton) grâce à l'importation d'esclaves à partir de 1618.
Traité de Versailles (1783) et le retraçage des frontières canado-américaines
Après deux ans de délais et de tergiversations, la Grande-Bretagne et les futurs États-Unis d'Amérique signèrent, le 3 septembre 1783, le traité de Versailles, impliquant également la France, l'Espagne et les Pays-Bas, ce qui mettait officiellement fin à la guerre de l'Indépendance américaine. La Grande-Bretagne reconnaissait la souveraineté des États-Unis constitués par ses 13 anciennes colonies. Cependant, comme les frontières canado-américaines étaientmal définies, elles seront plus tard contestées. L'Union des Treize Colonies demeura très fragile et il faudra encore quatre années pour mettre au point une constitution et créer une véritable fédération. Quant au premier président de la nouvelle république, Georges Washington, il ne prit ses fonctions qu'en 1789 (l'année de la Révolution française).
Selon les termes du traité de Versailles, les États-Unis obtenaient :
- l'indépendance sous le nom d'« États-Unis d'Amérique »;
- l'expansion de leur territoire vers l'ouest jusqu'au Mississippi et l'absorption des « Territoires indiens »;
- la fixation des frontières avec le Canada et la division des Grands Lacs en deux, sauf le lac Michigan qui revenait entièrement aux Américains;
- l'obtention de droits de pêche sur les bancs de Terre-Neuve et au large de la Nouvelle-Écosse.
De son côté, la Grande-Bretagne obtenait :
- la reconnaissance des dettes contractées avant, pendant et après le conflit (remboursables en livres sterling);
- l'amnistie des loyalistes et la liberté pour eux de s'installer dans les autres colonies britanniques (Québec, Nouvelle-Écosse, Bermudes, Antilles britanniques, etc.).
Au point de vue territorial, le traité de Versailles traçait de nouvelles frontières entre les colonies britanniques au nord et les États-Unis au sud. Les États-Unis ont vu leur territoire doublé, alors que celui de la « province de Québec » a été réduit du tiers.

©Jacques Leclerc 2018

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La colonie de Québec voyait sa frontière sud-ouest passer désormais au milieu des Grands Lacs, sauf pour le lac Michigan devenu américain. Plus au sud, la Grande-Bretagne perdait la Floride qui devenait espagnole. Il restait encore de nombreux points de litiges frontaliers à subsister, notamment en Nouvelle-Écosse sur le territoire de l'actuel Nouveau-Brunswick. Les nouvelles frontières qui régissaient la « province de Québec » faisaient en sorte que les Canadiens qui habitaient la région au sud des Grands Lacs devenaient du jour au lendemain des citoyens américains. La quasi-totalité des habitants était d'abord des Amérindiens, puis des Métis francisés et ensuite des Blancs francophones. Ils deviendront tous anglophones au cours des décennies suivantes.
Arrivée des loyalistes au Canada
Avec l'indépendance américaine, la Grande-Bretagne perdait d'un coup 2,5 millions de ses sujets. Elle récupérait plus de 100 000 loyalistes qui quittèrent les colonies anglaises devenues les États-Unis, car il n'y avait plus de place pour eux. Ces loyalistes se réfugièrent en Grande-Bretagne et dans les autres colonies britanniques, dont, dès 1783, plus de 40 000 partirent en exil pour la « province de Québec » (env. 8000) et la Nouvelle-Écosse (35 600). Comme la population de la « province de Québec » et de la Nouvelle-Écosse réunies atteignait les 166 000, dont 113 000 au Québec, on imagine jusqu'à quel point les loyalistes modifièrent profondément la composition démographique de l'Amérique du Nord britannique, surtout dans la colonie de la Nouvelle-Écosse, et, par voie de conséquence, changèrent les langues en usage. Sauf quelques rares exceptions (comme les huguenots français), tous les loyalistes parlaient l'anglais avant leur arrivée au Canada.

Tant dans la province de Québec que dans la colonie de la Nouvelle-Écosse, les autorités accordèrent aux nouveaux réfugiés des terres d'une étendue de 200 à 1 200 âcres par famille, des instruments aratoires, des vêtements et de la nourriture durant deux années. En plus de l'aide aux familles réfugiées, une ordonnance du gouvernement de la « province de Québec » (9 novembre 1789) prévoira aussi à l'établissement des enfants des loyalistes :
Le Conseil, étant de l'avis de Sa Seigneurie, ordonne en conséquence que le Bureau des terres prenne des mesures pour la conservation d'un Registre des noms de toutes les personnes tombant sous l'appellation précitée (Loyalists), à cette fin que leurs descendants puissent être distingués des colons à venir, dans les Registres des paroisses, et sur les Rôles de la milice dans leurs districts respectifs, et de toute autre manière dans les documents publics de la Province, comme étant dignes, à cause de la persévérance, de la fidélité et de la conduite si honorable de leurs ancêtres, de bénéficier d'avantages et de privilèges distincts. Il est encore ordonné que le Bureau des terres, en ces cas, pourvoie non seulement à récompenser les fils de ces loyalistes à leur âge de majorité, mais aussi leurs filles, à cet âge ou à l'occasion de leur mariage, en leur accordant à chacune un lot de terre de 200 âcres, plus ou moins.
La plupart des loyalistes s'établirent en Nouvelle-Écosse (qui incluait avant 1784 le territoire du Nouveau-Brunswick actuel et l'île du Cap-Breton), ce qui représentait 80,4 % du total des réfugiés. Les loyalistes furent attirés d'abord par le potentiel économique de la colonie néo-écossaise, puis par le droit britannique et la langue anglaise. Dans la province de Québec, seuls 18 % y trouvèrent refuge. La Couronne a réinstallé certains loyalistes à Terre-Neuve, mais la plupart ont reçu des terres en Nouvelle-Écosse et aujourd'hui en Ontario.

Colonie |
Nombre des loyalistes |
Pourcentage |
Nouvelle-Écosse |
21 000 |
48,1 % |
Nouveau-Brunswick |
14 000 |
32,1 % |
Cap-Breton (île du Cap-Breton) |
100 |
0,2 % |
Île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard) |
500 |
1,1 % |
Québec (vallée du Saint-Laurent) |
2000 |
4,5 % |
Québec (« pays d'en haut » ou Ontario) |
6000 |
13,7 % |
Total des loyalistes |
43 600 |
100 % |
La Nouvelle-Écosse vit sa population doubler d'un seul coup, alors que la province de Québec accueillait pour la première fois un bon contingent d'anglophones. Les nouveaux réfugiés allaient changer à jamais les structures politiques de ce qui deviendra le Canada moderne.
Loyalistes de la Nouvelle-Écosse
Rappelons que les loyalistes américains qui se réfugièrent au Canada s'établirent en Nouvelle-Écosse dans une proportion de 80,4 %, car les lois et la langue étaient anglaises. À cette époque, la Nouvelle-Écosse comprenait également l'actuel territoire du Nouveau-Brunswick (la Nouvelle-Écosse continentale) et l'île du Cap-Breton, mais pas l'île Saint-Jean (ou St John Island, qui deviendra plus tard l'Île-du-Prince-Édouard), laquelle constituait une colonie distincte depuis 1769. Avant l'arrivée des loyalistes (35 000), la population d'origine britannique comptait environ 12 000 habitants. Dès 1783, d'après les lettres du lieutenant-gouverneur John Parr (1725-1791), d'origine irlandaise, la population de la colonie de la Nouvelle-Écosse grimpa aussitôt à 20 000.
Parmi les nouveaux arrivants, il y avait quelque 3 500 loyalistes noirs : des anciens esclaves dont certains venaient d'être affranchis ou appartenaient à des Blancs plus fortunés ou à des soldats libérés. Les loyalistes noirs de la Nouvelle-Écosse s'établirent à Annapolis Royal, dans les environs de Cornwallis/Horton, ainsi qu'à Weymouth, Digby, Windsor, Preston, Sydney, Parrsboro, Halifax, Shelburne, Birchtown, etc. Certains ont abouti au Nouveau-Brunswick, notamment à Saint John et sur les rives du fleuve Saint-Jean. On estime que peut-être 5 000 Noirs auraient quitté New York pour la Nouvelle-Écosse, le Québec, les Antilles, l'Allemagne ou la Belgique. En janvier 1792, quelque 1 300 loyalistes noirs quittèrent Halifax à bord de 15 navires et prirent la mer pour la Sierra Leone. Ce groupe représentait un peu moins du tiers des loyalistes noirs qui étaient arrivés en Nouvelle-Écosse en 1783.
De façon générale, les réfugiés loyalistes ne fraternisèrent pas beaucoup avec les Néo-Écossais qui avaient conservé beaucoup d'influences celtiques (langues, traditions, musique, culture, etc.). Les loyalistes préférèrent vivre à l'écart des habitants déjà établis tout en s'offusquant du monopole que ceux-ci exerçaient dans les emplois administratifs. La majorité des loyalistes (environ 12 000) s'installa au nord de la baie de Fundy, à l'embouchure du fleuve Saint-Jean et 1 500 autres choisirent la baie des Chaleurs. De plus, les réfugiés n'étaient pas convaincus de la loyauté des colons néo-écossais qui s'étaient montrés neutres durant la guerre. Ils commencèrent donc à réclamer du gouvernement britannique la séparation des établissements loyalistes dans la région du fleuve Saint-Jean (Nouvelle-Écosse continentale) de ceux situés dans la partie insulaire, qui relevaient du gouvernement d'Halifax. En 1784, la Nouvelle-Écosse comptait 32 000 habitants considérés comme anglophones (anglais, écossais, allemands, américains), incluant l'île du Cap-Breton; à ce nombre il faut ajouter les Acadiens de langue française dont la population était d'environ 10 000.

Mécontents du gouvernement colonial de Halifax, les loyalistes réussirent à influencer le gouvernement britannique qui accepta, en 1784, de diviser la Nouvelle-Écosse et de créer trois colonies distinctes : la Nouvelle-Écosse (capitale : Halifax), le Nouveau-Brunswick (capitale : Saint John) et l'Île du Cap-Breton (capitale : Sydney).
Quant à l'Île Saint-Jean (St John Island), elle était déjà une colonie distincte de la Nouvelle-Écosse depuis 1769. Dans toute cette opération, le gouvernement britannique n'avait évidemment guère favorisé les Acadiens qui se trouvèrent partagés ainsi en quatre colonies autonomes.
Nouveau-Brunswick

La nouvelle colonie du Nouveau-Brunswick fut créée par une charte royale du roi George III, en date du 18 juin 1784. Toute la région au nord de la baie de Fundy, en partant de la rivière Missaguash jusqu'à Chignecto, c'est-à-dire toute la portion continentale de la Nouvelle-Écosse, allait dorénavant s'appeler New Brunswick (en français : Nouveau-Brunswick). Le Nouveau-Brunswick doit son nom au souverain régnant, Georges III, appartenant à la maison royale de Brunswick-Lunebourg; les souverains anglais (George I, George II et George III) étaient aussi ducs de Brunswick. Dès sa fondation, le Nouveau-Brunswick posséda sa propre assemblée élue à Saint John (alors la capitale), avant de déménager à Fredericton (qui s'appelait auparavant Pointe-Sainte-Anne).
Le premier lieutenant-gouverneur, Thomas Carleton (1735-1817), d'origine irlandaise, joua un rôle actif dans l'organisation de la nouvelle colonie. Il insista pour faire de Pointe-Sainte-Anne le futur siège du gouvernement et l'a rebaptisée Fredericton (nommée ainsi en l'honneur du prince de Galles, le second fils de George III), sous prétexte que l'endroit était beaucoup moins exposé à une attaque éventuelle des États-Unis. Le Nouveau-Brunswick fut aussitôt identifié comme « la province des loyalistes », bien que la composition de sa population fût déjà assez diversifiée. En effet, en 1784, la nouvelle colonie comptait majoritairement des habitants de langue anglaise (environ 14 000), mais aussi des Acadiens (environ 4000), ainsi que, parmi les réfugiés américains, des gens qui n'étaient pas d'origine britannique (Allemands, Danois, Hollandais et Noirs). Le lieutenant-gouverneur Carleton s'organisa pour que les nouvelles concessions de terre soient accordées non seulement aux loyalistes, mais aussi aux Acadiens.
Ile du Cap-Breton

Seulement une centaine de loyalistes s'installa dans l'île du Cap-Breton, alors une colonie distincte (dite Île du Cap-Breton). La plupart étaient originaires de l'État de New York d'où ils avaient été évacués par le gouvernement britannique. Le premier lieutenant-gouverneur, Joseph Frederick Wallet DesBarres (1721-1824), issu d'une famille huguenote originaire de la France, avait fait des offres généreuses aux loyalistes new-yorkais afin de les inciter à émigrer au Cap-Breton et à exploiter des fermes. À leur arrivée, ils s'installèrent d'abord à Louisbourg et à St. Peter's; on crut même que Louisbourg allait devenir la capitale de la colonie. Mais, en 1785, DesBarres fixa la capitale près de la baie des Espagnols (ou Spanish Bay, maintenant le port de Sydney) et la baptisa en l'honneur de Thomas Townshend (1733-1800), premier vicomte de Sydney et secrétaire de l'Intérieur (1783 à 1789) dans le cabinet britannique de l'époque.
Cependant, comme la population était peu élevée, la colonie ne se développa guère. Dans une lettre datée de 1785, le gouvernement de l'île Saint John (île-du-Prince-Édouard) recommanda au gouvernement de l'Île-du-Cap-Breton d'octroyer des terres aux Acadiens, ceux qui étaient restés sur l'île après la chute de Louisbourg (une centaine). Ce fut fait, mais les Acadiens furent progressivement refoulés vers la côte nord-ouest, dans la région de Chéticamp. Il faudra plusieurs années avant que de nouveaux colons originaires d'Écosse viennent augmenter la population de l'île. Au cours des décennies suivantes, les langues parlées à l'île furent l'anglais, le gaélique écossais et le français acadien.
Loyalistes de la province de Québec
Les 8 000 loyalistes qui émigrèrent au Québec ne voulurent pas s'installer le long de la vallée du Saint-Laurent, car les francophones y vivaient majoritairement et occupaient presque toutes les terres disponibles. De plus, ces loyalistes refusèrent d'être soumis aux lois civiles françaises et au régime seigneurial de la province. Ils réclamèrent l'octroi de « terres de la Couronne », libres de toutes redevances et soumises au droit anglais. C'est pourquoi le gouvernement colonial ouvrit des nouvelles concessions dans l'Ouest (régions à l'ouest de l'Outaouais, ce qu'on appelait auparavant « le pays d'en haut ») de telle sorte aussi qu'ils puissent vivre à l'écart des lois civiles françaises.

Seulement 1 500 allèrent s'installer dans les Cantons-de-l'Est appelés alors les Eastern Townships, au sud de Montréal, une sorte de zone tampon entre les seigneuries du Saint-Laurent et les anciennes Treize Colonies du Sud. Ce vaste territoire divisé arbitrairement en townships (cantons) fut créé en 1792, conformément à la Proclamation royale de 1791, par le major-général Alured Clarke, alors lieutenant-gouverneur du Bas-Canada (de 1790 à 1796) durant l'absence du gouverneur général, lord Dorchester (Guy Carleton), retenu à Londres.
L'appellation de Eastern Townships (ou « Cantons de l'Est ») peut paraître ambigu parce qu'ils sont situés dans l'ouest de la province, mais il faut se rappeler que ces cantons du Québec se trouvaient à l'est du « pays d'en haut » (Ontario), d'où le nom de Eastern Townships, par opposition aux Western Townships du Haut-Canada.
C'est aussi Alured Clarke qui gratifia la plupart des comtés du Bas-Canada (au nombre de 21, en plus de quatre districts) de dénominations anglaises (Buckingham, Bedford, Dorchester, Devon, Effingham, Huntingdon, Kent, Leinster, Northumberland, Surrey, Warwick, York, etc.); il restait en français des noms tels que Gaspé (toponyme amérindien), Montréal, Saint-Maurice, Orléans et Québec. Le lieutenant-gouverneur estimait qu'à défaut d'assimiler les Canadiens il pouvait au moins angliciser la carte toponymique de la colonie.
Trois décennies plus tard, soit après 1820, quelque 5 000 immigrants britanniques, 3 000 immigrants irlandais et quelques centaines d'Écossais (établis à Scotstown et à Stornoway) sont venus rejoindre les loyalistes de la première heure. Le premier équivalent en français, les Townships de l'Est, fut remplacé au début des années 1858 par Cantons-de-l'Est dans l'usage populaire. Quant au terme Estrie, il apparut vers 1940 (proposé par l'historien sherbrookois Maurice O'Bready) et fut adopté officiellement en 1981 par le gouvernement du Québec lors de la création de la région administrative appelée Estrie. Depuis, les deux denominations (Cantons-de-l’Est et Estrie) coexistent, mais la première désigne la région touristique; la seconde, la region administrative.
En somme, environ 6 000 loyalistes dits de l'Empire uni (United Empire Loyalists) colonisèrent le littoral du fleuve Saint-Laurent, depuis le lac Saint-François jusqu'au lac Ontario, de même que les rives du lac Ontario jusqu'à baie de Quinté, puis les environs de la ville de Niagara (appelée alors Newark) et une partie des rives de la rivière Détroit. Le peuplement anglophone de l'ouest de la province de Québec — anciennement le « pays d'en haut », qui deviendra le Haut-Canada, puis l'Ontario — était commencé. À leur intention, les autorités avait prévu dans l'Ouest une sorte de district autonome afin de les soustraire à l'application des lois françaises. Il s'agissait d'une solution de compromis qui faisait en sorte que les anglophones étaient régis par des lois anglaises, les francophones par des lois françaises.
Par contre, certains anglophones installés dans la vallée du Saint-Laurent acceptèrent mal non seulement d'être soumis aux lois civiles françaises, mais aussi de dépendre de seigneurs francophones (même si le quart des seigneuries appartenait à des anglophones). Ce n'était pas toujours aisé et la situation se compliqua, car les loyalistes voulurent aussi avoir des églises protestantes et des écoles anglaises. De plus, les loyalistes étaient habitués dans les Treize Colonies de se gouverner. Or, il n'existait pas d'assemblée élue dans la province de Québec. Les loyalistes déplorèrent que la colonie n'ait pas de chambre d'Assemblée et que les décisions soient prises par des personnes non élues. Si les autorités accédaient aux revendications des nouveaux anglophones, elles les soumettaient à la volonté d'une majorité française et catholique. Mais les loyalistes et les autres anglophones exercèrent de plus en plus de pressions afin que le gouvernement de Londres consente à réformer l'administration de la colonie en leur faveur. Il faudra attendre en 1791 pour voir le Québec divisé entre le Bas-Canada à l'est et le Haut-Canada à l'ouest
Loyalistes de St John Island (île Saint-Jean)

Comme l'île St John (Saint-Jean) appartenait à quelques dizaines de grands propriétaires terriens (anglais) qui supportaient mal la tutelle du gouvernement d'Halifax (Nouvelle-Écosse), l'île avait été détachée de la Nouvelle-Écosse en 1769. Elle avait été érigée en colonie distincte sous l'autorité directe du gouvernement de Londres. Selon un recensement fait par l'arpenteur Alexander Morris en 1768, on dénombrait sur l'île Saint-Jean encore 203 Acadiens et seulement 11 Anglais (oui, onze!). C'est que la plupart des propriétaires n'habitaient pas l'île, mais restaient en Angleterre.
Peu à peu, arrivèrent par petits groupes de nouveaux colons de langue anglaise, puis de langue écossaise. La plupart des immigrants écossais venaient de Vist en Écosse et s'établirent dans l'ancienne paroisse de Saint-Louis-du-Nord-Est, qu'ils rebaptisèrent Scotchfort. Dès 1773, la colonie de l'Île-Saint-Jean eut le droit d'élire sa propre Assemblée législative, mais les Acadiens et les Irlandais en furent exclus en raison de leur foi catholique; ils se virent également privés du droit de vote et ne purent détenir légalement des terres jusqu'en 1789. Des conflits éclatèrent souvent à l'Assemblée législative entre les réformistes écossais, qui étaient massivement « anti-propriétaires », et les conservateurs anglais, qui soutenaient généralement les droits des propriétaires. La plupart des colons acadiens furent chassés de leurs terres, tandis que les grands propriétaires se partageaient le territoire.
À partir de 1784, plus de 500 loyalistes vinrent s'établir à l'île Saint-Jean. Plusieurs étaient des soldats licenciés des King's Rangers. Les loyalistes fondèrent la ville de Summerside en 1785, qui est restée depuis la seconde ville en importance sur l'île. Ces loyalistes, de même que des colons irlandais et écossais, vinrent grossir les rangs de la petite population de la colonie. L'économie prospéra grâce au commerce du bois d'œuvre, à la construction de navires, à la pêche et à l'agriculture. Les langues les plus courantes étaient l'anglais, l'écossais, l'irlandais et le français.
En 1798, le nom de St. John Island fut changé en Prince Edward Island (en français : Île-du-Prince-Édouard) en l'honneur du prince Edward, duc de Kent (1767-1820), fils du roi George III et père de la reine Victoria; le prince Edward commandait alors les troupes britanniques à Halifax.
Création du Haut-Canada et du Bas-Canada (1791)

©Jacques Leclerc 2018
En plus de la création de deux nouvelles colonies, le Nouveau-Brunswick et l'Île-du-Cap-Breton, l'afflux des loyalistes en Amérique du Nord britannique provoqua la création d'une troisième colonie en 1791 : le Haut-Canada, issu de la séparation de la province de Québec en deux colonies distinctes. C'est l'Acte constitutionnel (on dirait aujourd'hui Loi constitutionnelle) de 1791, qui officialisa la création des deux colonies : le Haut-Canada à l'ouest (ou Upper Canada) et le Bas-Canada à l'est (Lower Canada).
Le gouvernement britannique n'avait pas eu d'autre choix, pour obtenir la fidélité des loyalistes établis au Québec, que de diviser la province. Il faut dire aussi que les anglophones de l'Ouest et les francophones de l'Est commençaient à être à couteaux tirés.
Dans l'espoir de mettre fin aux luttes entre francophones et anglophones, le secrétaire d'État aux colonies (le Colonial Office), Lord William Grenville, avait présenté au Parlement britannique un projet de loi qui divisait la « Province of Quebec » d'après un clivage ethnique en créant deux colonies distinctes: le Haut-Canada à l'ouest (ou Upper Canada) et le Bas-Canada à l'est (Lower Canada). De cette façon, le gouvernement britannique contentaitapparemment tout le monde. D'une part, il ralliait les Canadiens français à sa cause, car la menace d'une guerre avec les États-Unis demeurait toujours présente (elle éclatera en 1812). D'autre part, le gouvernement créait une enclave réservée aux loyalistes afin que les fidèles sujets de Sa Majesté, massivement anglicans et anglophones, ne puissent plus souffrir des revendications de la majorité française et catholique. Enfin, la création de la nouvelle colonie à l'ouest du Québec fermait toute possibilité d'expansion des francophones vers le «pays d'en haut», dorénavant appelé le Haut-Canada.
La colonie anglaise du Haut-Canada et les Cantons-de-l'Est du Bas-Canada devaient être régis par le droit coutumier anglais et une assemblée parlementaire. La province francophone, pour sa part, devait conserver la forme de gouvernement décrétée par l'Acte de Québec. C'est le gouvernement britannique qui avait décidé, contre la volonté du gouverneur Carleton (devenu lord Dorchester), de diviser ainsi la province de Québec, car il avait estimé que c'était le meilleur moyen de satisfaire les intérêts à la fois des loyalistes et des Canadiens français. La « Province of Quebec » avait cessé d'exister pour faire place au Bas-Canada.
Les sept colonies de l'Amérique du Nord britannique (le Bas-Canada, le Haut-Canada, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, Terre-Neuve, l'Île-Saint-Jean et l'Île-du-Cap-Breton) comptaient à la toute fin du 18e siècle quelque 390 000 habitants, à l'exclusion des autochtones. Outre les 200 000 descendants des colons français de la vallée du Saint-Laurent (devenue le Bas-Canada), on dénombrait 140 000 Britanniques, dont 70 000 dans les Maritimes, 25 000 dans chacun des Canadas et environ 20 000 à Terre-Neuve. Dans l'Ouest, une région encore peu connue, on pouvait probablement compter quelque 40 000 personnes. Il reste maintenant à voir comment les habitants du Bas-Canada et du Haut-Canada vécurent les débuts difficiles de la dualité linguistique.