Histoire linguistique du Canada

Débuts difficiles de la dualité linguistique

Amérique du Nord britannique en 1791

En cette fin du 18e siècle, les colonies de l'Amérique du Nord britannique étaient au nombre de sept : le Bas-Canada (Québec), le Haut-Canada (Ontario), la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, l'île de Terre-Neuve, l'Île-Saint-Jean (qui s'appellera l'île-du-Prince-Édouard en 1798) et l'Île-du-Cap-Breton (qui sera rattachée à la Nouvelle-Écosse en 1820). La Terre de Rupert n'était pas une colonie, mais un vaste territoire concédé par la Couronne à la Compagnie de la Baie d'Hudson : c'était en quelque sorte une « colonie privée » n'ayant guère de lien avec les autres établissements britanniques. Le Canada de l'époque n'était pas encore un pays, mais davantage un « archipel de colonies britanniques » relativement isolées les unes des autres. 

Création du Haut-Canada et du Bas-Canada (1791)

©Jacques Leclerc 2018

 

Population des colonies

Les sept colonies britanniques comptaient à la toute fin du 18e siècle quelque 350 000 habitants, à l'exclusion des autochtones. Outre les 200 000 descendants des colons français de la vallée du Saint-Laurent, on dénombrait 140 000 Britanniques, dont 70 000 dans les Maritimes, 25 000 dans chacun des Canadas et environ 20 000 à Terre-Neuve. Dans l'Ouest, on pouvait probablement compter en plus quelque 40 000 personnes pour un grand total d'environ 390 000 à 395 000 habitants.

La population du Bas-Canada s'élevait à elle seule à 225 000 habitants, dont 25 000 anglophones. C'est donc dire qu'à la fin du 18e siècle les francophones constituaient non seulement l'écrasante majorité du Bas-Canada (88,8 %), mais par le fait même la majorité de la population de l'Amérique du Nord britannique, soit entre 51 % et 56 %. Il existait des anglophones et des francophones dans toutes les colonies, mais les francophones constituaient partout des minorités, sauf au Bas-Canada. C'est dans la colonie de l'Île-du-Cap-Breton qu'on retrouvait le plus petit nombre d'habitants (0,5 %).

Colonie

Nombre d'habitants

Pourcentage

Bas-Canada (Québec)

225 000

56 %

Haut-Canada (Ontario)

46 000

11.6 %

Nouvelle-Écosse

40 000

10.1 %

Nouveau Brunswick

25 000

6.3 %

Terre-Neuve

14 000

3.5 %

Île-Saint-Jean (St John Island)

3000

0.7 %

Île-du-Cap-Breton

2500

0.5 %

Ouest

40 000

10.1 %

Total

395 000

100 %

Source : David J. Bercuson (Éd.): Colonies : Canada to 1867 , Toronto, McGraw-Hill Ryerson, 1992, p. 242 et Douglas McCalla: « The "Loyalist" Economy of Upper Canada », dans Histoire sociale/Social History, vol. 16, N°32, novembre 1983, p. 285.

Ce qu'on appelait « l'Ouest » correspondait aux territoires situés à l'ouest du Haut-Canada. Ce n'était plus cependant la terra incognita de 1763, lors de la Conquête britannique. Depuis, les commerçants et les explorateurs avaient accru les connaissances géographiques du continent avec une rapidité surprenante. En effet, Samuel Hearne (1745-1792) avait quitté la Compagnie de la Baie d'Hudson pour explorer les terres de l'Ouest jusqu'au grand lac des Esclaves; Matthew Cocking (? -1779) avait pénétré dans le territoire des Pieds-Noirs et avait repoussé le territoire de la traite des fourrures encore plus à l'ouest. On savait à ce moment-là que vivaient dans ces régions des Plaines (les actuelles provinces du Manitoba, de la Saskatchewan et de l'Alberta), outre les Pieds-Noirs, plusieurs milliers d'autres Amérindiens: les Ojibwés, les Assiniboines, les Cris, les Athapascans, etc. Ces quelque 40 000 Amérindiens avaient déjà été marqués par leurs contacts avec les Européens. Puis Alexander Mackenzie (1764-1820) s'était aventuré jusqu'à l'Arctique en 1789 pour atteindre le Pacifique en 1793. En 1778, le grand navigateur anglais James Cook (1728-1779) s'était embarqué à partir de l'île de Vancouver (qui recevra ce nom en 1792 en l'honneur du capitaine George Vancouver envoyé par le Royaume-Uni) pour atteindre le détroit de Béring reliant l'Alaska à l'Asie. 

Cadre administratif colonial
​ Administrative Structure of Colonies of British North America

© Jacques Leclerc

Théoriquement, les sept colonies de l'Amérique du Nord britannique — le Bas-Canada, le Haut-Canada, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, l'île de Terre-Neuve, l'Île-Saint-Jean et l'Île-du-Cap-Breton — disposaient d'un cadre administratif assez simple. Au sommet de la hiérarchie, se trouvait le Parlement britannique qui détenait l'autorité suprême. Le gouvernement britannique transmettait ses directives au gouverneur général qui résidait à Québec. Dans chacune des colonies, il existait un lieutenant-gouverneur (qu'on appelait localement « le gouverneur ») qui assurait le lien entre les autorités britanniques et les populations locales. En principe, la colonie disposait d'une Chambre d'assemblée (ou Assemblée législative) élue par le peuple. Un Conseil exécutif et un Conseil législatif, dont les membres étaient nommés par la Couronne (gouverneur), complétaient le tableau: ces conseils pouvaient disposer de budgets et contrôler les dépenses du gouvernement sans rendre de comptes aux élus.

Dans les faits, l'administration coloniale se révélait plus complexe. D'abord, le gouverneur général détenait un pouvoir discrétionnaire : il était aussi puissant que le souverain britannique, car la distance entre Londres et l'Amérique du Nord le rendait indépendant. Comme le rapportait un agent du Nouveau-Brunswick à Londres : « L'empire est si vaste et nous sommes si loin, nos affaires ne sont qu'une corvée. » Le gouverneur général contrôlait les Conseils exécutifs et les Conseils législatifs et, par son droit de veto, il pouvait refuser tout projet de loi présenté par une Assemblée législative, puis dissoudre la Chambre d'assemblée et déclencher des élections. Toutefois, comme il jouait souvent sa carrière, il se devait d'agir avec une certaine prudence en prenant des mesures généralement conservatrices.

De plus, le système colonial présentait de graves lacunes. Le gouverneur général administrait lui-même la province de Québec (ou le Bas-Canada), la seule colonie à prédominance française, qui ne disposa d'une Assemblée législative qu'en 1791; Terre-Neuve seulement en 1832. Ensuite, seuls les propriétaires et certains locataires avaient le droit de vote, tandis que le mode d'élection se faisait oralement avec un seul bureau de vote par comté.

Avec le temps, l'équilibre des pouvoirs se modifia au profit des assemblées législatives, ce qui suscita du ressentiment et de la confrontation entre les réformistes et les conservateurs, surtout au Bas-Canada où un gouverneur anglais et un Conseil dominé par des Britanniques décidèrent de faire fi de l'Assemblée législative constituée majoritairement de francophones. Les habitants de toutes les colonies tolérèrent de moins en moins le pouvoir discrétionnaire du gouverneur général et des lieutenants-gouverneurs, ainsi que les privilèges des cliques conservatrices qui gravitaient autour du gouverneur. 

L'Acte constitutionnel de 1791
Création du Haut-Canada et du Bas-Canada (1791)

©Jacques Leclerc 2018

L'Acte constitutionnel (on dirait aujourd'hui en français: Loi constitutionnelle) voté par le Parlement britannique en 1791 avait séparé la Province of Quebec en deux colonies distinctes : le Bas-Canada à l'est (ou Lower Canada) et le Haut-Canada à l'ouest (ou Upper Canada). La nouvelle loi constitutionnelle qui abrogeait l'Acte de Québec de 1774, ne concernait pas les autres colonies du Canada. Pour la première fois depuis 1763, le mot Canada était réintroduit dans les textes officiels et chacune des deux colonies portait désormais le titre de « province » :

Et ayant plu à sa Majesté de signifier par son message aux deux Chambres de Parlement, son Intention Royale de diviser sa Province de Québec; en deux provinces séparées, qui seront appelées la Province du Haut-Canada et la Province du Bas-Canada.

Les autorités britanniques avaient fixé la rivière des Outaouais comme limite entre les deux nouvelles provinces de l'Amérique du Nord britannique.

En 1800, le Bas-Canada comptait alors 225 000 habitants, dont 10 000 anglophones, tandis que le Haut-Canada (aujourd'hui l'Ontario) ne comptait que 46 000 habitants, presque tous des loyalistes anglophones, à part les Amérindiens, les Métis et les francophones. 

Avènement du parlementarisme

La Constitution de 1791 introduisit l'avènement du parlementarisme dans les deux Canadas. Le Haut-Canada et le Bas-Canada possédaient chacun leur Assemblée législative, leur Conseil législatif, leur Conseil exécutif (créé en 1792) et leur lieutenant-gouverneur (surtout au Haut-Canada parce que le gouverneur général dirigeait ordinairement le Bas-Canada). Au sommet de la hiérarchie, Londres avait nommé un gouverneur général qui disposait d'une autorité absolue non seulement sur les deux Canadas, mais aussi sur les autres colonies (Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, etc.) : le gouverneur général pouvait opposer son veto aux lois adoptées par toutes les assemblées législatives (élues par le peuple). Quant aux conseils (nommés par la Couronne, c'est-à-dire le gouverneur général ou les lieutenants-gouverneurs), ils pouvaient disposer de budgets et contrôler les dépenses du gouvernement sans rendre de comptes aux élus. De ce fait, le rôle des Conseil consistait à rendre les lois adoptées par l'Assemblée compatibles avec les intérêts britanniques et en général ceux des marchands anglais, notamment au Bas-Canada.

La nouvelle Constitution parut très tolérante à l'époque, car elle accordait le droit de vote aux femmes, aux Indiens, aux juifs et aux catholiques. C'était certainement, du moins en ce qui a trait au droit de vote, certainement l'une des Constitutions les plus libérales du 18e siècle. Le premier ministre britannique William Pitt (dit « le Jeune ») avait déclaré : « Les Canadiens seront maîtres de choisir leur orientation.[...] Ce sera l'expérience qui devra enseigner aux Canadiens que les lois anglaises sont les meilleures. » Mais, comme c'était la coutume en Grande-Bretagne, le droit de vote n'était accordé qu'aux propriétaires terriens; les marchands anglais du Bas-Canada s'opposèrent à cette application du droit de vote dans la colonie. Ils savaient que, dans le Bas-Canada, la propriété foncière était plus répandue qu'en Grande-Bretagne : elle représentait le huitième de la population. C'était la richesse terrienne des seigneurs canadiens contre la richesse en capital des marchands anglais. La minorité anglophone craignait ainsi de perdre le contrôle sur un système politique destiné à assurer, comme en Grande-Bretagne, sa domination sur la majorité. Les assemblées législatives des colonies devaient s'occuper de leurs affaires intérieures (justice, éducation, culture, administration, santé, agriculture, etc.), mais la Grande-Bretagne (devenu officiellement le Royaume-Uni en 1801) se réservait la défense et les relations extérieures.

Si le système prévu par Londres instaurait le parlementarisme, il ne correspondait pas à une véritable démocratie et présentait des failles importantes. Les députés de l'Assemblée législative étaient élus par la population locale, mais ils n'avaient pas de pouvoir réel au sein du gouvernement colonial, puisque le Conseil législatif, entièrement composé d'hommes nommés par le gouverneur, conservait un droit de veto sur tous les projets de lois présentés par l'Assemblée. Celle-ci n'avait donc aucun pouvoir de contrôle sur les actions du gouvernement qui disposait à son gré des revenus provinciaux. Ce système permettait également de bloquer systématiquement toutes les initiatives des élus de l'Assemblée, mais celle-ci pouvait refuser à son tour d'adopter des budgets, paralysant de ce fait l'État. D'ailleurs, au cours des années qui vont suivre, il se développera une oligarchie exécutive trop forte et des parlementaires trop démunis de pouvoirs. Les lieutenants-gouverneurs conservaient un pouvoir presque absolu dans la mesure où ils nommaient les membres des conseils et pouvaient désavouer les lois votées par l'Assemblée législative. L'essentiel des pouvoirs reposait entre les mains du gouverneur général (et de ses lieutenants-gouverneurs) représentant la Couronne britannique. En somme, les groupes capitalistes contrôlaient toute la vie politique de l'Amérique du Nord britannique, avec l'aide des gouverneurs.

De plus, l'Acte constitutionnel déclarait que la foi catholique continuait d'être respectée, mais prévoyait que le « un septième des terres publiques » devait être réservé au clergé protestant, dans chaque province, afin de couvrir les frais de subsistance du clergé anglican et les coûts relatifs à l'éducation. Enfin, à l'exemple de l'Acte de Québec, la Constitution de 1791 ne faisait pas allusion à la langue, à l'exception des mentions aux articles 24(relatif au serment d'un électeur) et 29 (relatif au serment d'un membre de l'Assemblée ou du Conseil législatif) qui permettaient à ces membres de prêter serment en anglais ou en français. Tous ces facteurs constitueront au cours des prochaines décennies des sources de conflits non seulement entre francophones et anglophones, mais aussi entre les différents partis politiques de chacune des colonies. 

Un avant-projet avorté

Avant que l'Acte constitutionnel ne soit adopté par Londres, le gouverneur Guy Carleton (devenu lord Dorchester) avait soumis un projet de Constitution bien différent de celui qui sera effectivement soumis au Parlement britannique. Lord Dorchester avait prévu une fédération de toutes les colonies demeurées britanniques (Bas-Canada, Haut-Canada, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Terre-Neuve, Île-Saint-Jean et Île-du-Cap-Breton). Les lois auraient nécessité l'appui d'une double majorité : la majorité des députés d'une colonie et une majorité des représentants de l'ensemble des colonies. Ce système aurait obligé le Bas-Canada, beaucoup plus populeux en 1791, à subir la loi de la majorité des provinces. Le projet de Constitution avait été élaboré par un partisan de l'assimilation des francophones, le juge en chef William Smith, un loyaliste imbu des valeurs britanniques. Pour le ministre britannique des Colonies (le Colonial Office), lord George Grenville, cette tentative d'unir des peuples différents par les lois et la langue, ainsi que cette façon d'unir les vainqueurs aux vaincus, semblait absurde et équivalait à semer la discorde. Aussi, il lui parut préférable de faire deux colonies distinctes, même s'il y avait des risques de créer une province majoritairement francophone et catholique.

D'ailleurs, c'est la petite minorité loyaliste de l'Ouest, qui avait réclamé et obtenu de Londres la séparation du Haut-Canada du Bas-Canada. Pour limiter les risques, le ministre Grenville avait prévu que les pouvoirs de l'Assemblée législative (Chambre d'assemblée) seraient limités par un conseil exécutif non responsable (on dira plus tard par dérision un conseil « irresponsable ») et par un conseil législatif nommé par Londres ainsi qu'un gouverneur nanti d'un droit de veto sur toutes les lois. Ce système était similaire dans les autres colonies (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Île-Saint-Jean, etc.), sauf à la Terre de Rupert concédée en colonie privée à la Compagnie de la Baie d'Hudson. 

Premiers conflits linguistiques au Bas-Canada

À la fin du 19e siècle, la province du Bas-Canada comptait 160 000 habitants, dont 20 000 anglophones (12,5 %). La province était composée de quatre districts administratifs (Gaspé, Québec, Trois-Rivières et Montréal) et de 25 comtés. C'est vers 1806 que l'égalité numérique sera atteinte entre le Bas-Canada et le Haut-Canada, avec 225 000 habitants pour chacune des provinces; les francophones allaient devenir minoritaires dans l'ensemble du pays vers 1806.

Au début, les francophones du Bas-Canada réagirent positivement à l'Acte constitutionnel de 1791 parce qu'il garantissait les droits de l'Acte de Québec, notamment en maintenant la reconnaissance de la religion catholique et des lois civiles françaises. Le droit criminel anglais prenait place à côté du droit civil français, la terre était donnée « en tenure franche » à l'extérieur des seigneuries, une assemblée élue était établie, tout en maintenant le pouvoir de l'Église catholique et de l'élite seigneuriale. Bref, tout s'annonçait pour le mieux. Mais les difficultés inhérentes au cadre administratif allaient surgir très rapidement. 

Sous-représentation des francophones aux Conseils

Le nombre de députés de l'Assemblée législative était fixé à 50 membres. Même si les francophones étaient très majoritaires, les francophones firent élire 34 députés, les anglophones 16. Là où la situation devenait plus controversée, c'est au Conseil législatif qui comptait sept francophones et neuf anglophones, alors qu'on dénombrait quatre francophones et cinq anglophones au Conseil exécutif. Sur 31 personnes nommées au Conseil exécutif entre 1793 et 1828, seulement six furent francophones contre 25 anglophones. On peut mentionner que, sur 30 juges, seulement 11 furent francophones, sans oublier l'appareil administratif où la représentation canadienne-française était  encore plus minorisée. Bref, la mauvaise représentation entre francophones et anglophones n'augurait rien de bon pour le futur. 

Question linguistique à la Chambre d'assemblée
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À la Chambre d'assemblée, la question de la langue suscita aussitôt des affrontements entre francophones et anglophones. Lors de la première séance de la première législature du Bas-Canada, le 17 décembre 1792, le débat s'engagea immédiatement sur la question linguistique. Députés francophones et anglophones se chamaillèrent au sujet du choix du président de l'Assemblée. La majorité francophone proposa la candidature de Jean-Antoine Panet, qui parlait peu l'anglais, alors que la minorité anglophone lui opposait celles de William Grant, de James McGill et de Jacob Jordan, en faisant valoir qu'il était nécessaire que le président parlât parfaitement la « langue du souverain ». Jean-Antoine Panet finit par être élu au grand mécontentement des anglophones par 28 voix contre 18. Le 20 décembre 1792, Jean-Antoine Panet se présenta devant le gouverneur de la province en lui déclarant : « Je supplie Votre Excellence de considérer que je ne puis m'exprimer que dans la langue primitive de mon pays natal, et d'accepter la traduction en anglais de ce que j'aurai l'honneur de lui dire ».

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Pour le premier ministre britannique, William Pitt (dit « le Jeune », fils de lord Chatham), il paraissait extrêmement désirable que les Canadiens et les Britanniques du Bas-Canada fussent unis et conduits à préférer les lois et les institutions anglaises. « Avec le temps, croyait-il, les Canadiens adopteront peut-être les lois anglaises par conviction. Ce sera l'expérience qui devra enseigner aux Canadiens que les lois anglaises sont les meilleures ». Quant à la langue d'usage, les députés britanniques l'avaient complètement ignorée. Ils connaissaient sans doute la forme de bilinguisme, qui s'était installée dans l'Administration locale, par exemple dans les tribunaux et les journaux, et croyaient que les Canadiens perpétueraient le système. Que le président de la Chambre du Bas-Canada soit un francophone et qu'il connaisse mal la « langue de l'Empire » ne semblait pas un obstacle insurmontable, mais la question de la langue était déjà soulevée et le véritable débat restait à venir.

La tenue des procès-verbaux de la Chambre ramena la question sur le tapis dès le 27 décembre de la même année (1792). Le député William Grant proposa la langue anglaise avec traduction « dans la langue française pour l'usage de ceux qui le désirent », alors que le député Louis-Joseph Papineau défendit l'usage du bilinguisme français-anglais. Le 14 janvier 1793, on convint de présenter les motions en anglais et en français, mais rien ne fut décidé au sujet de la langue des textes législatifs. Le député Pierre-Amable de Bonne (qui deviendra plus tard un membre du Conseil législatif) proposa deux registres « dans l'un desquels les procédés de la Chambre et les motions seront écrits en langue française, avec la traduction des motions originairement faites en langue anglaise », et l'inverse pour l'autre registre. Le député John Richardson exigea que l'anglais soit considéré comme ayant la primauté juridique : « Afin de préserver cette unité de langue légale indispensablement nécessaire dans l'Empire [...], l'anglais sera considéré le texte légal. » Après trois jours de débats, la Chambre accepta que les textes de lois soient « mis dans les deux langues », étant entendu que chacun des députés pouvait présenter une motion dans la langue de son choix, laquelle serait traduite pour être « considérée dans la langue de la loi à laquelle ledit bill aura rapport ». Voici le texte de la résolution adoptée le 23 janvier 1793 :

Que les bills présentés seront mis dans les deux langues, que ceux en anglais seront mis en français, et ceux présentés en français seront mis en anglais par le greffier, avant de recevoir la première lecture, et lorsque ainsi mis, seront aussi lus chaque fois dans les deux langues; bien entendu que chaque membre a le droit d'apporter tout bill dans sa propre langue; mais qu'après la traduction d'icelui le texte sera considéré être dans la langue de la loi à laquelle ledit bill aura rapport, conformément à la résolution de cette chambre.

Bref, les Canadiens désiraient l'unilinguisme français, alors que les Anglais refusaient de reconnaître le français comme langue officielle.

L'anglais comme langue officielle

Dans la pratique, la décision signifiait que les lois devaient être en français pour celles qui correspondaient aux lois civiles et à la religion catholique, et en anglais pour celles référant aux lois en matière criminelle ou à la religion protestante. Le gouverneur, lord Dorchester, donna son accord pour les deux langues « pourvu que tout bill soit passé en anglais ». Cette disposition n'a pas eu l'heur de plaire aux autorités britanniques.

En septembre 1793, le gouvernement de Sa Majesté décréta que l'anglais devait être la seule langue officielle du Parlement, le français n'étant reconnu que comme langue de traduction. La langue française demeura donc, durant cette période, sans garantie constitutionnelle ni valeur juridique, bien qu'elle continuât à être employée dans les débats, les procès-verbaux et la rédaction des lois (comme langue traduite). De 1793 jusqu'en 1840, ce sera la pratique, mais l'adoption de la Loi de l'Union (Union Act) de 1840 fera de l'anglais la seule langue officielle. En réalité, un début de bilinguisme législatif s'installait et allait, pour les années à venir, perpétuer une tradition non seulement au Bas-Canada (Québec), mais plus tard dans l'appareil fédéral canadien.

Reid James-judge

Si le statut du français n'était pas clair à l'Assemblée législative, il ne semble pas en être ainsi dans le domaine de l'administration de la justice. En 1813, le juge James Reid statua sur une affaire d'assignation dont le demandeur voulait la nullité parce qu'elle avait été rédigée en français. Voici le texte du jugement:

Sa Majesté s'est servie de la langue française dans ses communications à ses sujets dans cette province, aussi bien dans sa capacité exécutive que législative, et cette langue a été reconnue comme le moyen légal de communication de ses sujets canadiens. De tout temps, aussi bien avant que depuis l'ordonnance de 1785, les cours de justice ont utilisé cette langue dans leurs brefs et dans leurs autres procédures. C'est pour le bénéfice du sujet que ceci a été fait et le défendeur ne peut être admis à dire qu'il ne sera pas poursuivi dans la langue de son pays.

Depuis ce temps, le bilinguisme judiciaire est admis dans les tribunaux fédéraux du Canada. Selon le système canadien d'aujourd'hui, ce sont les provinces qui ont le pouvoir et l'initiative d'intenter des poursuites pour des infractions au Code criminel canadien, lequel prévoit des aménagements en matière de langues officielles. 

Écoles

En 1787, le gouverneur, lord Dorchester, mit sur pied le premier comité chargé d'enquêter sur l'état de l'enseignement dans la province du Bas-Canada. L'objectif était de permettre l'instruction à tous, même aux plus démunis et aux plus éloignés. L'enseignement se révéla pitoyable, car chez les francophones catholiques l'éducation des enfants demeurait sous la responsabilité des colons et de la paroisse. Il était difficile pour les gens du peuple de construire des églises et des écoles tout en pourvoyant au salaire des enseignants.  Ainsi, en 1790, les Canadiens français ne possédaient qu'une quarantaine d'écoles pour quelque 160 000 habitants, soit une moyenne d'une école pour 4 000 habitants, tandis que les Anglais en avaient 17 pour 10 000 habitants, soit une pour moins de 600 habitants. Quant au taux d'alphabétisation des francophones, il descendit jusqu'à 13 % en 1779 et à 4 % en 1810, pour se relever lentement à partir de 1820 et atteindre 27 % vers 1850.

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Dans ces conditions, la première question à faire l'objet d'une véritable lutte nationale fut la Loi de l'Institution royale de 1801. Le but de cette loi était de soumettre le système d'éducation au contrôle des autorités religieuses anglo-anglicanes par la création d'écoles gouvernementales, publiques et gratuites. Cette mesure, due à l'initiative du premier évêque anglican de Québec (Jacob Mountain), et de l'administrateur du Bas-Canada (Robert Shores Milnes), demeura sans effet chez les francophones.

Il faut dire que la hiérarchie catholique craignait comme la peste la création des écoles d'État gratuites, car elle avait en tête la hantise de l'assimilation, comme le laissaient croire ces propos de Hugh Finlay, membre du Conseil législatif en 1789 :

Que les maîtres d'école soient anglais si nous voulons faire des Anglais de ces Canadiens [...]. Nous pourrions angliciser complètement le peuple par l'introduction de la langue anglaise. Cela se fera par des écoles gratuites.

La population francophone refusa massivement d'envoyer ses enfants dans les écoles du gouvernement et, à l'occasion, n'hésita même pas à les brûler, avec le résultat qu'en 1830 seulement 2 000 des 400 000 Canadiens (0,5 %) savaient écrire le français : le Canada francophone était devenu analphabète. Ce retard dramatique au point de vue scolaire était, selon plusieurs historiens, surtout dû au refus opposé par le clergé catholique aux systèmes scolaires proposés par le gouvernement britannique. Il n'aurait pas fallu proposer le contrôle des écoles de la province par l'Église anglicane. C'était évidemment très malhabile de la part du gouverneur.

Au même moment, des « quartiers ethniques » étaient déjà formés dans des villes comme Montréal et Québec, ainsi que dans d'autres petites agglomérations urbaines. Les citoyens anglophones se regroupaient dans les secteurs commerciaux, alors que les francophones (ouvriers, artisans, petits boutiquiers, etc.) occupaient les autres quartiers. Les banques, les assurances, les bureaux administratifs et les commerces en gros étaient presque exclusivement entre les mains des anglophones, ce qui se refléta dans l'architecture des édifices publics et les églises anglicanes, où se manifestèrent les goûts de la métropole britannique. 

Situation linguistique au Haut-Canada
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Le Haut-Canada de 1791 correspondait plus au moins à la partie méridionale de l'Ontario d'aujourd'hui, c'est-à-dire la région des Grands Lacs (hinterland). L'Acte constitutionnel de 1791 répondait aux voeux des loyalistes qui, refusant de cohabiter avec les Canadiens avec leurs lois

John Graves Simcos

civiles françaises et leur religion catholique, se virent proposer de s'installer dans la région par le gouverneur Haldimand. En 1787, le gouverneur de la « province of Quebec », lord Dorchester, avait organisé l'achat de Toronto aux Amérindiens de Mississauga; le territoire touché couvrait une superficie de plus de 1 000 kilomètres dans ce qui constitue aujourd'hui la région torontoise et la région d'York. Toutefois, la première capitale du Haut-Canada ne fut pas Toronto, mais Newark (maintenant Niagara on the Lake) près de la frontière canado-américaine. En 1793, la capitale fut déménagée à York (maintenant Toronto), qui paraissait moins vulnérable aux attaques de la nouvelle république des États-Unis. John Graves Simcoe (1752-1806) devint le premier lieutenant-gouverneur du Haut-Canada (de 1791 à 1796). Très attaché à son Angleterre natale, il voulut modeler le nouveau territoire conformément à sa patrie d'origine et instaurer l'anglicanisme comme religion d'État. Simcoe avait une très haute opinion des valeurs britanniques. Il rêvait pour sa colonie « d'une forme de gouvernement supérieure, davantage souhaitable et raffinée », non seulement pour y attirer les immigrants, mais aussi pour restaurer l'Empire et ramener les Américains dans le camp britannique.

Lors de la clôture de la première cession du premier Parlement du Haut-Canada en 1792, voici ce que John Graves Simcoe  rappelait à ses conseillers : « Cette province a bien de la chance de ne pas avoir une constitution mutilée, mais une constitution frappée du sceau de l'expérience, et qui est l'image même et la retranscription directe de celle de la Grande-Bretagne ». C'est lors de cette première session du Parlement que les députés du Haut-Canada adoptèrent une loi abolissant le recours aux lois françaises en matière de propriété et de droits civils et y introduisant les lois anglaises. Comme la très grande majorité de la population était de langue anglaise, l'anglais est devenu de facto la langue officielle de la législature, de la justice et de l'administration. Les juristes n'ont retrouvé dans les archives qu'un seul texte juridique où le français a eu un quelconque caractère obligatoire : il s'agit d'une disposition prévoyant que les avis annexés aux procédures destinées aux « Canadiens » soient en langue française.

Contrairement au Bas-Canada, la province du Haut-Canada ne fut guère touchée par la question linguistique. Considérant que la province était faite pour eux, les loyalistes ne s'embarrassèrent pas des problèmes linguistiques que connaissait le Bas-Canada. De son côté, le lieutenant-gouverneur Simcoe fit tout pour effacer toute trace française, et même amérindienne, dans sa colonie. Dès 1792, John Graves Simcoe décida d'ignorer ses sujets francophones en limitant leur influence dans le Haut-Canada. Avec l'arrivée des loyalistes, les francophones furent exclus des postes administratifs. Le gouverneur Simcoe rebaptisa aussi un certain nombre de toponymes. Ainsi, Toronto devint York, le lac des Claies fut changé en Simcoe Lake (rien de moins!), la rivière La Tranche en Thames River, la rivière Chippewa en Welland River, la rivière Toronto en Humber River, la rivière Wonscoteonach en Don River, etc. Cette pratique s'inscrivait dans une politique visant non seulement à effacer le plus possible les rappels à la toponymie française et amérindienne, mais aussi une façon de rendre hommage aux amis du régime. Les dénominations amérindiennes rappelaient encore l'alliance franco-indienne, d'où le rejet des toponymes amérindiens. Pourtant, tout au cours de son mandant, John Graves Simcoe s'efforça de maintenir de bonnes relations avec les autochtones. Lors de son départ de la province en 1796, Simcoe n'avait pu convaincre ni les Américains de renoncer au républicanisme ni la Grande-Bretagne de convertir le Haut-Canada en un grand centre militaire pour l'Empire.

Les successeurs de Simcoe (Peter Russell, Peter Hunter, Alexander Grant, etc.) autorisèrent les francophones à se doter d'écoles confessionnelles françaises à côté du nouveau réseau d'écoles publiques (les Common Schools). Il s'agissait des écoles séparées qui devaient permettre à la minorité confessionnelle d'une section scolaire de se doter, aux frais de l'État, d'une école parallèle à celle de la majorité.

Pendant que les enfants anglo-protestants fréquentaient les écoles publiques, les enfants franco-catholiques préféraient les écoles séparées. Ces dernières étaient gérées par les communautés religieuses. Pendant un siècle, les Soeurs grises furent les grandes responsables du système scolaire primaire au Haut-Canada français. Les conseils scolaires firent appel aux services des communautés religieuses, car elles pouvaient garantir une relative abondance d'enseignants (surtout des enseignantes), avec un salaire médiocre. La hiérarchie catholique encourageait fortement les parents francophones à envoyer leurs enfants dans les écoles séparées pour y faire enseigner la langue française. C'est que l'école confessionnelle servait de moyen pour les francophones d'assurer la survie de leur langue maternelle. Une loi de 1855 (la loi Taché) réserva ces écoles séparées aux catholiques et excluait, sauf de très rares exceptions, toute autre confession religieuse. Au milieu de la décennie 1850, la hiérarchie catholique du Haut-Canada s'engagea sur le sentier de la séparation totale pour les enfants catholiques. En 1856, Mgr Armand-François de Charbonnel (1802-1891) accusa de « péché mortel » les parents catholiques qui inscrivaient leurs enfants à l'école commune publique. Dans les deux dernières décennies du 19e siècle, Mgr Joseph-Thomas Duhamel (1841-1891) alla encore plus loin en brandissant la menace de l'excommunication pour tout parent franco-catholique qui continuait de préférer l'école publique. 

Concessions de terres et démographie

En dotant les loyalistes du Haut-Canada d'un régime politique avec une Chambre d'assemblée élue, la Constitution de 1791 devait leur permettre de vivre en loyaux sujets de Sa Majesté et de demeurer fidèles à l'Église anglicane dans un territoire où ils désiraient sans aucun doute maintenir les traditions britanniques. La province comptait entre 6 000 et 8 000 loyalistes en 1784. Ils avaient grandement profité de la générosité de Londres par l'octroi de terres gratuites. Mais beaucoup de terres du Haut-Canada avaient été concédées à des spéculateurs qui n'avaient pas fait grand-chose pour les mettre en valeur. Des Américains, qui s'étaient fait passer pour des loyalistes, avaient obtenu des concessions gratuites auxquels ils n'avaient pas droit. Devant les abus de ce genre, le gouverneur Peregrine Maitland (1777-1854) avait aboli le système des concessions gratuites et imposé un régime de taxation sur les propriétés en friche.

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Au cours des deux décennies qui suivirent, divers groupes vinrent s’établir au Haut-Canada, notamment des colons allemands de l’État de New York, des mennonites (parlant le bas-allemand) qui s’installèrent dans la vallée de la rivière Grand et des Highlanders catholiques qui élirent domicile dans le comté de Glengarry. Au milieu du siècle, la plupart des terres disponibles avaient été vendues et il était temps de lorgner vers l'Ouest, le domaine privé de la Compagnie de la Baie d'Hudson.

À la fin du siècle, le Haut-Canada comptait 46 000 habitants, puis, au moment de la guerre anglo-américaine de 1812, la population atteignit 90 000 habitants, dont quelques milliers d'Amérindiens, de Métis et de francophones (plus de 3 000). Ces derniers, habitués depuis le Régime français à vivre en minoritaires parmi les Amérindiens se sont accommodés à une majorité anglophone. Dans les années 1820, alors que la population du Haut-Canada atteignait les 120 000 habitants, la petite population francophone était d'environ 4 000 personnes, soit 3,3 %, réparties principalement à Sault-Sainte-Marie, Kingston, Pointe-à-l'Orignal, Hawkesbury Mills et les villages de Vankleek Hill et Orignal.

Guerre de 1812

La guerre de 1812 n'eut pas de conséquences linguistiques dans les deux Canadas, mais elle a eu au moins l'avantage de démontrer que les anglophones et les francophones du Canada pouvaient coopérer lorsque l'intérêt commun était en jeu. Le Haut-Canada ressentit cette guerre plus durement qu'ailleurs (par exemple au Bas-Canada) parce que c'est dans cette province que les Américains attaquèrent massivement et incendièrent en 1813 les bâtiments législatifs de Toronto. L'appui des habitants du Haut-Canada aux forces britanniques n'allait pas de soi, car beaucoup de colons, qualifiés de « loyalistes de la dernière heure », se montraient relativement sympathiques à la cause américaine. Déterminé à rallier l'appui de la population en faveur de l'Amérique du Nord britannique, le major général Isaac Brock, commandant au Haut-Canada, lança une attaque préventive sur la ville de Détroit. Ses victoires convainquirent de nombreux colons canadiens (incluant des francophones du Bas-Canada) de remplir leur devoir de milicien dans les combats qui se sont poursuivis durant plus de deux ans. Les forces britanniques envahirent la ville de Washington en 1814 et incendièrent le Capitole et la maison du président américain, devenue depuis la « Maison-Blanche », parce qu'elle dut être repeinte en blanc afin de maquiller les traces de l’incendie. Dans le Bas-Canada, le colonel Charles-Michel De Salaberry repoussa les Américains à Châteauguay, à l'aide des Voltigeurs canadiens-français de l'armée. Après la chute de Napoléon à Waterloo, le Royaume-Uni transféra d'importantes troupes d'Europe en Amérique du Nord (environ 14 000 soldats).

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Américains et Britanniques signèrent, la veille de Noël de 1814, le traité de Gand (Belgique) qui restituait toutes les conquêtes faites par chacune des parties, mais obligeait les Britanniques à abandonner les autochtones alliés dans le Nord-Ouest. Le traité prolongeait aussi la frontière canado-américaine vers l'ouest sur le 49 e parallèle, depuis le lac des Bois jusqu'aux Rocheuses. Cependant, la frontière qui prévalait entre le Maine et le Nouveau-Brunswick resta ambiguë, ce qui allait entraîner, pendant des dizaines d'années, un climat de méfiance entre les États-Unis et les colonies britanniques de l'Amérique du Nord.

Transformation démographique et idéologique du Haut-Canada

Les colonies de l'Amérique du Nord britannique commencèrent à se transformer avec la croissance démographique et l'expansion économique. Elles continuaient de fonctionner avec le cadre constitutionnel de 1791. Ce qui paraissait tolérable en 1791 ne l'était plus dans les décennies qui suivirent, car les faiblesses du système administratif empêchaient toutes les colonies de l'Amérique du Nord britannique de fonctionner efficacement. Les députés des différentes assemblées législatives, qui étaient élus par la population locale, n'avaient plus de pouvoir réel au sein du gouvernement colonial, puisque les conseils législatifs, entièrement composés d'hommes (amis) nommés par le gouverneur ou le lieutenant-gouverneur, conservaient un droit de veto sur tous les projets de lois présentés par les Chambres.

Bien que différentes de par leurs structures démographiques et économiques, les colonies de l'Amérique du Nord britannique connurent à peu près partout une certaine agitation politique. Mais c'est au Bas-Canada que le débat prit une forme plus violente, puisqu'il se superposa à la question ethnique entre anglophones et francophones. Le Haut-Canada et le Bas-Canada vécurent pourtant des problèmes similaires: une majorité réformiste se heurtait à une minorité conservatrice accrochée à ses privilèges. 

Une nouvelle population multiethnique
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Progressivement, les habitants du Haut-Canada (ou Upper Canada) développèrent une certaine animosité contre le gouvernement britannique. Essentiellement peuplée de loyalistes depuis 1784, la province avait vu changer considérablement sa composition démographique au cours des années suivantes. En l'espace de quelques décennies (entre 1815 et 1860), la population était passée à quelque 400 000 habitants, car elle avait accueilli des immigrants en grand nombre, notamment des États-Unis, d'où étaient arrivés des mennonites qui avaient racheté les terres concédées aux Mohawks dans la région de Kitchener. Vivant dans de petites colonies agricoles, les mennonites se caractérisent encore aujourd'hui par leurs vêtements noirs et l'usage de leur langue héritée du bas-allemand: le Plautdietsch (Plattdeutsch en allemand) fortement teinté d'influences néerlandaises et flamandes. Aux États-Unis, le Plautdietsch était appelé Pennsylvania Dutch (ou néerlandais de la Pennsylvanie) ou Pensilfaanisch en allemand. Puis, après la défaite de Napoléon à Waterloo (1814), de nombreux anciens combattants britanniques vinrent s'installer sur les terres basses que le gouvernement avait concédées à la Canada Compagny de John Galt (1779-1839), dans la région située entre les lacs Ontario et Huron; la Canada Compagny était une compagnie de colonisation particulièrement très active dans la région du lac Huron. D'autres Britanniques s'établirent dans la région de Peterborough au nord du lac Ontario. Il y eut aussi beaucoup de travailleurs saisonniers dans les chantiers forestiers (par exemple à Fort-Kaministiquia, maintenant Thunder Bay) et dans la construction des méga-projets de l'époque, c'est-à-dire les canaux (canal Érié, canal Welland, canal Rideau); de nombreux ouvriers amérindiens et francophones travaillèrent dans ces chantiers. De plus, le Haut-Canada reçut une importante immigration irlandaise, soit jusqu'à 25 000 par année. Ainsi, la population du Haut-Canada devenait de plus en plus multiethnique et devait assurer la dominance de la langue anglaise dans la province.

Pendant ce temps, des colons écossais avaient obtenu des concessions de la Compagnie de la Baie d'Hudson afin d'exploiter des terres à l'ouest du Haut-Canada, dans la région de la Rivière-Rouge où vivaient déjà des Métis francophones. Vinrent s'ajouter des retraités de la Compagnie de la Baie d'Hudson avec leurs femmes autochtones, ce qui entraîna l'apparition de Métis anglophones. Pour leur part, les Amérindiens durent faire face aux épidémies (de variole, de coqueluche et de rougeole), à l'alcool et à l'expulsion de leurs terres (les actuelles provinces du Manitoba, de la Saskatchewan et de l'Alberta). Les maladies semèrent la mort parmi les Tchippewayans, les Saulteux, les Sioux, les Assiniboines, les Cris de l'Ouest, etc. Avant 1840, les autochtones étaient déjà engagés dans la voie qui les mènera dans le confinement des réserves. À partir de la seconde moitié du 19e siècle, le bison était disparu, les plaines étaient dominées par le chemin de fer, les clôtures et les villes, tandis que les coutumes ancestrales semblaient évanouies à jamais.

Outre l'anglais, les habitants parlaient également des langues amérindiennes (les autochtones), le français (les Métis et les francophones), l'allemand (les Allemands), le bas-allemand (les mennonites), l'irlandais (les Irlandais) et l'écossais (les Écossais). L'anglais parlé par les anglophones était un anglais différent de celui parlé à Londres, car il était imprégné de l'influence américaine et de l'amalgame des accents régionaux, ainsi que des coutumes et des croyances apportées par les divers immigrants écossais et irlandais. Occasionnellement, des conflits surgirent entre les Irlandais catholiques et les Écossais presbytériens, puis entre les Irlandais catholiques et les Irlandais protestants (orangistes), mais aussi entre les Irlandais et les Canadiens français. Les véritables conflits se produisirent à Bytown (aujourd'hui Ottawa) entre les groupes catholiques réformistes de la basse-ville (Irlandais et Canadiens français) et les groupes conservateurs et orangistes de la haute-ville. Avec le temps, outre certaines langues amérindiennes, seuls l'anglais, le français et, jusqu'à un certain point, l'allemand se sont maintenus.

Au point de vue sociologique, la population anglophone du Haut-Canada semblait en général moins radicale que celle des États-Unis et moins conservatrice que celle de Grande-Bretagne. Elle était, selon les historiens, moins expansive et plus respectueuse des autorités que ses voisins américains du Sud. Une Britannique en visite à Toronto vers 1850 résume des perceptions assez courantes de l'époque quand elle écrit que les gens « ne courent pas dans tous les sens » comme ils le font dans le Sud et qu'elle « n'a pas vu de fainéants ». La loyauté des habitants du Haut-Canada semblait une caractéristique particulière par comparaison aux Américains. Cette loyauté se concrétisait par leur attachement à la Couronne, mais aussi à l'Église anglicane, aux libertés britanniques et à l'impérialisme anglais. Cependant, avec l'émigration et le mélange d'éléments divers, les traditions britanniques perdirent quelques plumes, ce qui allait préparer la place aux réformistes. Il demeure que, contrairement aux francophones du Bas-Canada, les anglophones du Haut-Canada avaient moins développé une identité collective fortement enracinée dans l'ethnie, la région et un destin collectif. 

Opposition entre réformistes et conservateurs

Les apports démographiques et le développement économique qui s'ensuivit entraînèrent un changement radical dans les infrastructures (travaux de construction de routes, de canaux, d'écoles, d'hôpitaux, etc.), occasionnant de constants déficits budgétaires. Lorsque John Colborne (1778-1863) prit ses fonctions comme lieutenant-gouverneur en 1828, il se heurta à une opposition réformiste. Deux groupes politiques anglophones s'y affrontaient : d'une part, les tories ou conservateurs, d'autre part, les réformistes, prédécesseurs des libéraux. Les tories étaient apparentés aux familles proches du gouverneur — le Pacte de famille (et étaient issus de l'élite des « colons loyalistes de l'Empire uni », des hommes d'affaires et de professions libérales, la plupart membres de l'Église d'Angleterre et farouchement anti-américains). Quant aux réformistes, ils étaient dirigés par un Écossais, William Lyon Mackenzie, qui vouait une grande méfiance à l'égard du colonialisme britannique.

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Les réformistes s'identifiaient aux whigs ainsi qu'aux aux radicaux britanniques; ils entrèrent en conflit avec les conservateurs qui dominaient le Conseil exécutif et le Conseil législatif et occupaient les principaux postes administratifs et judiciaires de la province. On reprochait aux membres du Pacte de famille, une haute aristocratie locale très imprégnée des valeurs britanniques, de contrôler tous les organes décisionnels de la province à leurs profits.

Lorsque le gouverneur, se conformant à l'Acte constitutionnel de 1791, concéda plus de 20 000 acres de terres au clergé anglican de la colonie, les revendications des autres Églises furent si violentes que le ministre britannique des Colonies dut intervenir. À partir de 1830, une partie de la population se révolta contre les autorités britanniques. Quand le gouverneur Francis Bond Head (1793–1875) prononça la dissolution de l'Assemblée en 1836, le député de York William Lyon Mackenzie (1795-1861), de son côté, engageait une campagne d'assemblées populaires. 

Rébellion de 1837-1838

Les réformistes du Haut-Canada se scindèrent entre radicaux partisans d'un système républicain de type américain et partisans modérés plus ouverts aux institutions britanniques. Puis Londres refusa de permettre au gouverneur d'utiliser les revenus coloniaux sans l'approbation de l'Assemblée; les réformistes décidèrent alors d'avoir recours aux armes, ce qui aboutit aux premiers désordres de la rébellion de 1817-1838.

En novembre 1838, eut lieu la bataille de Prescott  (ou Battle of the Windmill : la bataille du Moulin), près de Kingston, au cours de laquelle quelque 2 000 miliciens et soldats réguliers de l'armée britannique écrasèrent une troupe d'environ 300 hommes venus des États-Unis (la New York Hunters' Lodge, une organisation de patriotes de New York déterminés à chasser les Britanniques d'Amérique du Nord) afin d'appuyer les efforts des Canadiens désireux de renverser le gouvernement britannique du Haut-Canada. Le chef des patriotes et dix de ses compagnons furent pendus, tandis que 60 autres furent exilés en Australie (dans l'île de Tasmanie). William Lyon Mackenzie se réfugia aux États-Unis jusqu'en 1849, soit lorsque le gouvernement du Canada-Uni amnistia les rebelles; il démissionna de son siège à l'Assemblée législative en 1858. 5. 6 Éveil de l'idéologie nationaliste au Bas-Canada

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Les problèmes structurels étaient les mêmes au Bas-Canada, mais il s'y ajoutait des conflits ethniques et linguistiques. Au Bas-Canada, le Pacte de famille (« Family Compact ») trouvait sa correspondance dans la « clique du Château » (le château Saint-Louis à Québec), un petit groupe de notables et de marchands, presque tous d'origine britannique et de religion anglicane. Quant à la population francophone et catholique, elle se considérait flouée dans ses représentants à l'Assemblée, qui se trouvaient démunis de tout pouvoir. La question linguistique survint lorsque le gouverneur général, James Henry Craig, par des mesures très maladroites, intervint dans le litige en dressant les francophones contre les anglophones. 

Éveil de l'idéologie nationaliste au Bas-Canada
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Les problèmes structurels étaient les mêmes au Bas-Canada, mais il s'y ajoutait des conflits ethniques et linguistiques. Au Bas-Canada, le Pacte de famille (« Family Compact ») trouvait sa correspondance dans la « clique du Château » (le château Saint-Louis à Québec), un petit groupe de notables et de marchands, presque tous d'origine britannique et de religion anglicane. Quant à la population francophone et catholique, elle se considérait flouée dans ses représentants à l'Assemblée, qui se trouvaient démunis de tout pouvoir. La question linguistique survint lorsque le gouverneur général, James Henry Craig, par des mesures très maladroites, intervint dans le litige en dressant les francophones contre les anglophones. 

Nationalisme francophone

Le  début du 19e siècle fut marqué par l'éveil du sentiment nationaliste chez les Canadiens français. Ce nationalisme s'inscrivait dans les mouvements internationaux de libération nationale, notamment en Europe et en Amérique du Sud. En effet, entre 1804 et 1830, accédèrent à l'indépendance la Serbie, la Grèce, la Belgique, le Brésil, la Bolivie et l'Uruguay. Dans le Bas-Canada, ce mouvement prit la forme de luttes parlementaires. Les années 1805-1810 semblèrent capitales à cet égard. Constituant un bloc homogène, les députés francophones de l'Assemblée législative disposèrent d'un parti qu'on nomma le Parti canadien et se dotèrent, à partir de 1806, d’un journal : Le Canadien. Jusqu'en 1820, le pouvoir exécutif fut représenté successivement par les gouverneurs généraux Guy Carleton (lord Dorchester), Robert Prescott, James Henry Craig, George Prevost et John Coape Sherbrooke. Il oscilla entre une politique de confrontation avec les francophones et une politique de conciliation avec la Chambre d'assemblée. Par exemple, lorsqu'il était mécontent des élections, le gouverneur James Henry Craig prononçait la dissolution de l'Assemblée et faisait saisir Le Canadien. Il finit par être excédé que les francophones ne cessent de parler de la « nation canadienne » et de ses libertés : « Il semble que ce soit leur désir d'être considérés comme une nation séparée; la nation canadienne est chez eux une expression habituelle. » En 1810, Craig écrivit ces commentaires à propos des Canadiens :

Je veux dire que par la langue, la religion, l'attachement et les coutumes, [ce peuple] est complètement français, qu'il ne nous est pas attaché par aucun autre lien que par un gouvernement commun; et que, au contraire, il nourrit à notre égard des sentiments de méfiance [...], des sentiments de haine [...]. La ligne de démarcation entre nous est complète.

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Ross Cuthbert (1776-1861), député anglophone de Warwick (Bas-Canada) durant de longues années et conseiller exécutif, écrivait en 1809 à propos des Canadiens ce témoignage sur leur caractère français :

Un étranger qui voyagerait à travers la province sans entrer dans les villes serait persuadé qu'il visite une partie de la France. La langue, les manières, chaque symbole, de la girouette aux sabots, s'unissent pour mieux le tromper. [...] S'il entre dans une maison, la politesse française, la tenue française, l'habillement français frapperont son regard. Dans un des meilleurs accents français, il entendra parler de savon français, de soulier français; et ainsi de suite, car tout se distingue par l'adjectif français. Si une des filles de la maison décide de chanter, il entendra probablement la jolie pastorale de Sur les bords de la Seine, ou quelque autre chanson, qui le transportera dans une de ces belles vallées de la vieille France. En visitant la chambre de compagnie, il remarquera, parmi les autres saints, le portrait de Napoléon. En résumé, il ne pourrait pas s'imaginer qu'il a franchi les frontières de l'Empire britannique.

Mais cet illustre citoyen anglican du Bas-Canada qu'était Ross Cuthbert considérait cette situation comme un anachronisme qui devait disparaître « dans l'effervescence d'un dissolvant britannique ». Quant à James Stuart (1780-1853), procureur général du Bas-Canada, député du comté de William Henry et membre du Conseil exécutif, il remit le 6 juin 1823 un mémoire sur un projet d'Union dans lequel il résumait ainsi les raisons du refus d'assimilation des Canadiens :

Le Bas-Canada est en majeure partie habité par une population qu'on peut appeler un peuple étranger, bien que plus de soixante ans se soient écoulés depuis la Conquête. Cette population n'a fait aucun progrès vers son assimilation à ses concitoyens d'origine britannique, par la langue, les manières, les habitudes et les sentiments. Ils continuent à quelques exceptions près, d'être aussi parfaitement français que lorsqu'ils ont été transférés sous la domination britannique. La principale cause de cette adhérence aux particularismes et aux préjugés nationaux est certainement la concession impolitique qui leur a été faite, d'un code de lois étrangères dans une langue étrangère.

De son côté, le journal Le Canadien écrivait dans son édition du 21 mai 1831 :

Il n'y a pas, que nous sachions, de peuple français en cette province, mais un peuple canadien, un peuple religieux et moral, un peuple loyal et amoureux de la liberté en même temps, et capable d'en jouir; ce peuple n'est ni Français, ni Anglais, ni Écossais, ni Irlandais, ni Yanké, il est Canadien.

Durant toute cette période, les anglophones ne se considéraient pas encore comme des Canadians. Ils s'affirmaient fièrement comme des Britons (en français : Bretons) — ce qui signifiait alors « Anglais » — et n'avaient d'autre appartenance qu'à la nation britannique, non à la « nation canadienne ». Le terme anglais de Canadians ne désignait qu'avec une certaine condescendance les Canadiens de langue française. Cette époque difficile fut caractérisée par les conflits entre le gouverneur général, appuyé par les marchands anglais, et la majorité parlementaire francophone : querelles religieuses, velléités d'assimilation, crises parlementaires, guerre des « subsides », problèmes d'immigration, projet d'union politique, etc. 

Politique d'anglicisation
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En 1810, le gouverneur James Henry Craig fit parvenir une dépêche au gouvernement britannique dans laquelle il proposait une série de mesures destinées, croyait-il, à rétablir l'harmonie au Bas-Canada. Il suffisait de se rendre compte de la « nécessité d'angliciser la province », de prévoir le « recours à l'immigration américaine massive pour submerger les Canadiens français », ainsi que l'obligation de posséder « des propriétés foncières importantes » pour être éligibles à l'Assemblée et surtout « l'union du Haut et du Bas-Canada pour une anglicisation plus certaine et plus prompte ». Voici un extrait de la dépêche du gouverneur Craig :

Depuis nombre d'années, la proportion des représentants anglais n'a guère atteint un quart du nombre total de l'Assemblée et, à l'heure qu'il est sur cinquante membres qui représentent le Bas-Canada, dix seulement sont Anglais. On peut dire que cette branche du gouvernement est exclusivement entre les mains de paysans illettrés sous la direction de quelques-uns de leurs compatriotes, dont l'importance personnelle, en opposition aux intérêts du pays en général, dépend de la continuation du présent système vicieux. [...]

Les pétitionnaires de Votre Majesté ne peuvent omettre de noter l'étendue excessive des droits politiques qui ont été conférés à cette population, au détriment de ses co-sujets d'origine britannique; et ces droits politiques, en même temps que le sentiment de sa croissance en force, ont déjà eu pour effet de faire naître dans l'imagination de plusieurs le rêve de l'existence d'une nation distincte, sous le nom de « nation canadienne ». [...]

Les habitants français du Bas-Canada aujourd'hui divisés de leurs co-sujets par leurs particularités et leurs préjugés nationaux, et évidemment animés de l'intention de devenir, grâce au présent état de choses, un peuple distinct, seraient graduellement assimilés à la population britannique et avec elle fondus en un peuple de caractère et de sentiment britanniques.

Pour le gouverneur Craig, il était inadmissible que l'Assemblée ne puisse compter que 10 membres anglophones sur 50 et que celle-ci soit « entre les mains de paysans illettrés sous la direction de quelques-uns de leurs compatriotes ». Déjà, à cette époque, on parlait de « nation distincte » et de « peuple distinct », une notion qu'on reprendra 200 ans plus tard (dans la décennie 1990) dans l'expression « société distincte ». Dès 1836, un mouvement s'est même dessiné en faveur de la partition de l'île de Montréal et du comté de Vaudreuil (situé à la frontière ouest près de l'Ontario), afin de les rattacher au Haut-Canada anglais. Devant le tollé des anglophones des Townshippers (Cantons de l'Est) et de la ville de Québec, le mouvement n'eut pas de suite. 

Journaux anglophones et francophones
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Fait significatif, dès le début du Régime britannique, les journaux furent bilingues. Le premier journal, fondé en juin 1764, s'appelait La Gazette de Québec / The Quebec Gazette. Sur les neufs titres créés entre 1764 et 1806, huit furent bilingues, la seule exception demeurant La Gazette littéraire lancée en 1778 par Fleury Mesplet (1734-1794). Bien souvent, le texte anglais apparaissait en premier, le texte français en traduction en second; ou bien le texte anglais occupait la colonne de gauche, traditionnellement privilégiée, le français prenant celle de droite. Quoi qu'il en soit, la plupart des sujets étaient puisés à même les journaux étrangers, presque exclusivement d'origine britannique ou américaine. Dans ces conditions, la version française était obligatoirement une traduction. On devine l'arrivée massive de la terminologie anglaise dans les journaux francophones de l'époque.

Cette pratique du bilinguisme dans les journaux se perpétuera jusqu'au début du 19e siècle. Quelques années plus tard (1808), comme le journal Le Canadien consacrait 85 % de son espace aux élections, les Britanniques et le clergé catholique réagirent en condamnant le journal. Le 4 décembre 1809, l'évêque de Québec, Mgr Joseph-Octave Plessis, attaqua violemment Le Canadien qui « tend à anéantir tous les principes de subordination et à mettre le feu dans la province ». Exaspéré, le gouverneur James Henry Craig ordonna en 1810 la saisie des presses du Canadien et l'arrestation des principaux rédacteurs. 

Partis politiques

Dans le domaine politique, les députés francophones devirent de plus en plus agressifs et se regroupèrent dans un parti politique, le Parti canadien, tandis que les anglophones se rassemblèrent dans le Tory Party. Chaque groupe possédait son propre journal: Le Canadien (du Parti canadien) et le Québec Mercury (du Tory Party ou Parti tory) s'invectivaient à qui mieux mieux. Les antagonismes s'accrurent entre francophones et anglophones, les débats s'envenimèrent. En 1805, la grande bourgeoisie d'affaires britannique, opposée aux concessions politiques accordées aux Canadiens français, fonda un journal de combat, le Québec Daly Mirror. Le 27 octobre 1806, le Québec Mercury attaquait les Canadiens en ces termes :

Cette province est déjà beaucoup trop française pour une colonie anglaise. La défranciser autant que possible, si je peux me servir de cette expression, doit être notre premier but.

De son côté, la Montréal Gazette véhiculait en 1836 des positions aussi extrémistes : « Le temps de l'indécision est passé. Les Britanniques doivent ou écraser leurs oppresseurs ou se soumettre tranquillement au joug qui leur est préparé. » Les anglophones craignaient de tomber sous la suprématie d'une « république française ». Ils réclamaient l'union des deux Canadas et parlaient ouvertement d'assimilation pendant que les Canadiens dénonçaient le favoritisme, la corruption et l'arbitraire du gouverneur (la « clique du Château ») ainsi que des Conseils contrôlés par les anglophones. Les francophones exigeaient un Conseil législatif élu, le contrôle des dépenses gouvernementales, le maintien du régime seigneurial et menaçaient même de s'annexer aux États-Unis. D'une année à l'autre, les abus se répétèrent et même se multiplièrent au profit d'un groupe d'amis personnels du gouverneur. En 1827, une pétition de 87 000 noms dénonça les abus de ces profiteurs identifiés comme la « clique du Château ». Par ailleurs, la commission Gosford-Gipps-Grey (Commission royale d'enquête sur tous les griefs affectant les sujets de Sa Majesté dans le Bas-Canada) avait prédit en 1837 que les colons britanniques « ne consentiraient jamais, sans une lutte armée, à l'établissement de ce qu'ils regardent comme une république française au Canada ». T. Fred. Elliott, le secrétaire de la commission Gosford-Gipps-Grey semble avoir bien saisi la question de la dualité bas-canadienne :

Les Canadiens français ne sauraient guère manquer de s'apercevoir que les Anglais se sont emparés de toutes les richesses ainsi que du pouvoir dans chaque pays où ils ont pu prendre pied. Dans toutes les parties du monde, civilisé ou sauvage, il s'est révélé chez les Anglais, soit comme sujets britanniques dans l'Est, soit comme colons en révolte sur ce continent, la même impossibilité de fusion avec d'autres, le même besoin de prendre le dessus. Il faut avouer que cela ne saurait être un agréable sujet de réflexion pour la race douce et d'humeur non contentieuse qui se trouve ici fixée au milieu d'établissements grandissants et de nations d'origine anglaise.

Pour lui, la solution était de se concilier les Canadiens français et de les former à se gouverner avec l'aide de leurs concitoyens britanniques. Mais Elliott ne parlait qu'à titre personnel et n'avait que peu de poids comme secrétaire.

Le gouverneur James Henry Craig tenta quelques coups de force et réussit à dissoudre arbitrairement certaines Chambres d'assemblée. Francophones et anglophones s'installèrent pendant plusieurs années dans une intransigeance opiniâtre qui eut pour effet de paralyser totalement l'État. En 1834, les représentants canadiens-français se rendirent à Londres et présentèrent les « 92 résolutions » destinées à modifier la Constitution de 1791. On réclamait l'électivité de l'Assemblée législative et des pouvoirs politiques accrus (responsabilité ministérielle et administration des taxes). Englué dans ses problèmes intérieurs, le gouvernement britannique prit son temps; en attendant, comme mesure de pression, la Chambre d'assemblée refusa de voter le budget aussi longtemps que Londres n'accepterait pas ses demandes. La réponse officielle parvint trois ans plus tard, soit en mai 1837. Le gouvernement britannique rejeta les thèses du Parti canadien (devenu Parti patriote) et opposa une fin de non-recevoir aux demandes de la Chambre du Bas-Canada.

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Comme pour mettre le feu aux poudres, les autorités autorisèrent le gouvernement colonial à se passer du consentement de l'Assemblée dans l'utilisation des fonds publics, confirmèrent les privilèges des capitalistes anglophones et agitèrent le spectre de l'union des deux Canadas. Ces mesures accélèrent sérieusement le mouvement de révolte et forcèrent le chef des patriotes, Louis-Joseph Papineau, à choisir entre la soumission et la révolte. Lorsque Papineau commença à galvaniser le peuple excédé par la crise économique, l'inflation, le chômage, les épidémies de choléra, les mauvaises récoltes et le pourrissement politique, le conflit était mûr pour l'affrontement armé.

Dans sa Déclaration du 31 juillet 1837, le chef des réformistes du Haut-Canada, William Lyon Mackenzie, prit fait et cause pour pour les patriotes du Bas-Canada. Il leur écrivit ces mots :

Nous devons adresser nos remerciements les plus chaleureux et faire part de notre admiration [...] à l'honorable Louis-Joseph Papineau [...] et à ses compatriotes pour avoir conservé une indépendance virile et noble en faveur de la liberté religieuse et civile; et pour leur opposition aux tentatives du gouvernement britannique de violer leur constitution sans leur consentement, de subvertir les pouvoirs et les privilèges de leur parlement local, et de les intimider par des mesures coercitives [...]. Les réformistes du Haut-Canada sont conviés, par toutes les fibres du sentiment, de l'intérêt et du devoir, à faire cause commune avec leurs concitoyens du Bas-Canada.

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La révolte armée des patriotes éclata à l'automne de 1837. Ils engagèrent le combat contre l'armée britannique dans les environs de Montréal, à Saint-Denis, Saint-Charles et Saint-Eustache. Les autorités britanniques intervinrent aussitôt et firent écraser rapidement la rébellion en répandant la terreur, pillant et brûlant plusieurs villages, pendant que le clergé catholique prêchait la loyauté, la soumission et la résignation. Cette lettre pastorale, datée du 24 octobre 1837, de Mgr Jean-Jacques Lartigue, alors évêque de Montréal, est révélatrice de cette attitude :

Que tout le monde, dit saint Paul aux Romains, soit soumis aux puissances qui viennent de Dieu. Et c'est lui qui a établi toutes celles qui existent. Celui donc qui s'oppose aux puissances résiste à l'ordre de Dieu. Et ceux qui résistent acquièrent pour eux-mêmes la damnation. Le prince est le ministre de Dieu pour procurer le bien. Et comme ce n'est pas en vain qu'il porte le glaive, il est aussi son ministre pour punir le mal. Il vous est donc nécessaire de lui être soumis non seulement par crainte du châtiment, mais aussi par un devoir de conscience. [...] Et vous devez voir à présent que nous ne pouvions, sans blesser nos devoirs et sans mettre en danger notre propre salut, omettre d'éclairer votre conscience d'un pas si glissant.

Cependant, des historiens croient que la révolte des Patriotes de 1837 serait un coup monté des loyalistes de Montréal, qui auraient provoqué les patriotes afin de pouvoir ensuite les combattre en toute légitimité en les accusant de trahison. En tout cas, c'est que que croyait un militant patriote d'origine irlandaise, le Dr Edmund B. O'Callaghan, qui compara la situation qui prévalait au Bas-Canada à celle de son pays d'origine :

On voulait, comme à Castlereagh en Irlande, pousser le peuple à la violence, puis abolir ses droits constitutionnels. Dans l'histoire de l'union de l'Irlande avec l'Angleterre, vous retracerez comme un miroir, le complot de 1836-37 contre la liberté canadienne.

Pour O'Callaghan, le gouvernement aurait sciemment armé des volontaires, émis des mandats de façon arbitraire afin d'exciter le peuple pour ensuite crier à la rébellion une fois le peuple affolé. Pendant la rébellion de 1837-1838, entre 200 et 300 patriotes moururent. Environ 9 000 personnes avaient participé aux soulèvements au Bas-Canada et 1 000 au Haut-Canada.

L'échec de la rébellion de 1837-1838 entraîna des conséquences déterminantes pour le développement de la société francophone du Bas-Canada. Profondément déçus, les Canadiens français se replièrent davantage sur eux-mêmes et se résignèrent à leur sort. Pendant plus d'un siècle, ils se retranchèrent dans la soumission, la religion, l'agriculture et le conservatisme. Au cours des quatre années suivantes, il n'y eut plus d'Assemblée au Bas-Canada, les principaux hommes politiques étant tous en exil. Le clergé catholique occupera le vide politique. Forcément, la langue française subit les conséquences de ces événements: elle se figea dans le conservatisme tout en s'imprégnant d'apports lexicaux anglais.

Dépêché d'urgence par Londres, John George Lambton (lord Durham) débarqua à Québec avec les pleins pouvoirs en ayant pour mission d'enquêter et de faire rapport sur la situation au Canada. Durham, un diplomate de carrière, était connu en Grande-Bretagne pour ses idées libérales; il était surnommé le « Radical Jack ». 

Les autres colonies de l'ANB

À la différence des colonies du Haut-Canada et du Bas-Canada, celles des Maritimes ne semblaient pas connaître les mêmes problèmes. Néanmoins, les conservateurs et les réformistes s'affrontèrent pour le contrôle des institutions et de l'appareil décisionnel. Dans toutes les colonies atlantiques, la population d'origine acadienne demeura très largement à l'écart de la vie politique (pauvreté, analphabétisme, mesures discriminatoires, etc.). C'est pourquoi il n'y eut jamais de conflits linguistiques dans ces colonies de l'Amérique du Nord britannique, bien que ces mêmes colonies soient peuplées d'immigrants aux origines ethniques différentes (Anglais, Écossais, Irlandais, Allemands, Yankees et Acadiens). Toutefois, des problèmes surgirent entre les catholiques (acadiens et irlandais) et les protestants (les autres). Dans toutes ces colonies, on entendait parler l'anglais (avec des variétés importantes), l'irlandais, l'écossais, l'allemand et le bas-allemand, puis le français. Toutes ces langues, sauf le français acadien, se fonderont un jour dans un anglais nord-américain avec des caractéristiques particulières. Quant au français acadien, il conservera ses particularités propres aux parlers poitevins et saintongeais de l’ouest de la France et s’imprégnera des mots provenant de la langue anglaise.

Création du Haut-Canada et du Bas-Canada (1791)

©Jacques Leclerc 2018

 

Nouvelle-Écosse
NovaScotia

En 1817, la population de la Nouvelle-Écosse comptait 81 000 habitants. Au cours des décennies suivantes, la colonie s'accrut de plusieurs dizaines de milliers d'immigrants venus presque tous d'Écosse et d'Irlande, dont un bon nombre peupla l'île du Cap-Breton rattachée à la Nouvelle-Écosse en 1820. Ces nouveaux venus constituèrent une force capable de remettre en cause les prérogatives politiques dont bénéficiait encore une clique de marchands et de fonctionnaires regroupés autour du gouverneur à Halifax. Ce n'est qu'au début des années 1830 que les réformistes et les conservateurs s'affrontèrent.

Le leader des idées progressistes fut Joseph Howe (1804-1873), considéré comme le père du gouvernement responsable en Nouvelle-Écosse, mais un modéré par comparaison à William Lyon Mackenzie et Louis-Joseph Papineau dans les deux Canadas. Dans son journal, le Nova Scotian, Howe fit campagne en faveur d'un système selon lequel le gouvernement serait responsable devant le peuple. Les réformistes néo-écossais remportèrent les élections de 1837 et obtinrent, l'année suivante, la séparation du Conseil législatif du Conseil exécutif. La Nouvelle-Écosse devint la première colonie de l'Amérique du Nord britannique à pouvoir bénéficier d'un gouvernement représentatif en 1848. Joseph Howe devint premier ministre de la colonie de 1860 à 1863.

Comme dans le Haut-Canada, le conflit politique ne se doubla pas d'une querelle linguistique, les Acadiens ayant été oubliés. Depuis 1713, l'anglais était la langue officielle de la province, sans qu'il n'ait été nécessaire de le proclamer. 

Nouveau-Brunswick
New Brunswick

Si la population du Nouveau-Brunswick était de 35 000 habitants en 1805, elle passa à 74 000 en 1824, puis à 156 000 en 1840. Au lendemain des guerres napoléoniennes, le Nouveau-Brunswick connut un afflux important d'immigrants écossais et irlandais. Les nouveaux venus, plus nombreux que les loyalistes de la première heure, se montrèrent plus réceptifs aux idées réformistes. Certains gouverneurs, par exemple le major-général Archibald Campbell (1769-1843; lieutenant-gouverneur de 1831 à 1837), ne furent pas prêts à abandonner leurs prérogatives de disposer comme ils l'entendaient des crédits adoptés par l'Assemblée législative. Les réformistes, particulièrement des marchands et des exploitants forestiers, demandèrent que les revenus puissent être contrôlés par l'Assemblée plutôt que par le Conseil exécutif et le Conseil législatif, où siégeaient les riches propriétaires fonciers. Les réformistes finirent par gagner leur cause en 1837 et le Nouveau-Brunswick obtint son premier gouvernement responsable en 1849.

Comme en Nouvelle-Écosse, la question linguistique ne se posa même pas, l'anglais étant la langue de l'État depuis la fondation de la colonie en 1784. 

Ile-du-Prince-Édouard
Prince Edward Island

Rappelons que c'est en 1798 que le nom de St. John Island fut changé en Prince Edward Island (en français : Île-du-Prince-Édouard) en l'honneur du prince Edward, duc de Kent (1767-1820), fils du roi George III et père de la reine Victoria; le prince Edward commandait alors les troupes britanniques à Halifax. La colonie comptait 9600 habitants. En 1822, la population était passée à 24 600 pour atteindre 32 292 en 1833 et 62 000 vers 1850. L'île était peuplée des descendants des loyalistes américains auxquels sont venus s'ajouter les Highlanders écossais amenés au début du 19e siècle, suivis de nombreux colons britanniques arrivés après les guerres napoléoniennes. L'anglais devint donc la langue véhiculaire des habitants, même si beaucoup de Highlanders conservaient leur langue celtique dans leur communauté immédiate.

À l'île-du-Prince-Édouard, le régime foncier établi au début de la colonisation britannique demeurait encore en vigueur. L'île appartenait à de grands propriétaires terriens qui résidaient pour la plupart en Grande-Bretagne et qui ne se préoccupaient guère de la gestion de leurs biens. Les colons qui cherchaient des terres à cultiver devaient s'installer sur des parcelles pour lesquelles ils ne détenaient aucun droit de propriété. Il régnait dans l'île une sorte d'anarchie qui était en même temps une source de profond mécontentement. Ce système touchait particulièrement les Acadiens qui devenaient, par le fait même, des locataires de leurs terres. C'est pourquoi la question de la propriété foncière préoccupait davantage les esprits que celle de la démocratisation du système parlementaire. Ce n'est qu'en 1830 que la question des terres prit une tournure politique lorsque la population voulut se libérer de l'emprise d'un gouvernement colonial trop dépendant de l'oligarchie terrienne. Avec le droit de vote enfin accordé aux catholiques, les Acadiens et les Irlandais purent voter. Un parti réformiste fut mis sur pied et Georges Coles devint en 1851 le premier ministre de l'île sous le système d'un gouvernement responsable. La question de la redistribution des terres ne fut résolue qu'en 1870. 

Terre-Neuve
Newfoundland

Au sein des colonies de l'Amérique du Nord britannique, Terre-Neuve demeurait un anachronisme. En 1806, la population de l'île était évaluée à 26 500 habitants. Elle atteignit 52 600 en 1816, puis 59 000 en 1832 et 101 600 en 1851. Il ne s'agissait plus, comme en 1816, d'une population saisonnière et fluctuante, mais d'une population permanente vivant surtout de la pêche. Le premier gouverneur de l'île, Henry Osborne, fut nommé par Londres en 1729 et, comme tous ses successeurs, n'occupa ses fonctions que durant la saison de pêche. Durant la saison froide, l'île était administrée par des  amiraux de flotte, c'est-à-dire des capitaines de navires. Ce n'est qu'après les guerres napoléoniennes que le gouvernement britannique obligea ses gouverneurs à demeurer en permanence dans l'île. Depuis 1713, tous les conflits à l'île étaient réglés en vertu des lois civiles françaises et Henry Osborne dut continuer à agir ainsi en raison des heurts entre pêcheurs français et pêcheurs terre-neuviens sur le French Shore.

Le premier gouverneur à passer l'hiver dans la colonie fut Francis Pickmore en 1817. Jusque là, les autorités britanniques avaient toujours refusé de faire de Terre-Neuve une colonie de peuplement. Il fallait mettre de l'ordre dans une situation anarchique, car les colons illégalement installés n'avaient aucun titre de propriété. Des litiges nombreux survinrent entre pêcheurs terre-neuviens et pêcheurs français lorsque ces derniers s'adonnaient à leurs activités sur le French Shore. Il fallut arbitrer les conflits non seulement entre les pêcheurs, mais aussi entre les diverses confessions religieuses (anglicans, méthodistes, presbytériens, catholiques), notamment entre Anglais protestants et Irlandais catholiques. Ce n'est qu'en 1829 que le Parlement britannique supprima le serment du test, ce qui permit aux Irlandais d'avoir accès aux fonctions publiques. Au cours des années suivantes, le système colonial évolua vers une représentation plus démocratique au point où l'élection de 1846 mit au pouvoir une majorité de réformistes catholiques d'origine irlandaise. À la suite du Canada-Uni et de la Nouvelle-Écosse en 1848, de l'Île-du-Prince-Édouard en 1851 et du Nouveau-Brunswick en 1854, la colonie de Terre-Neuve se vit doter d'un gouvernement responsable en 1855. 

Terre de Rupert
Rupert's Land

La terre de Rupert doit son nom à Rupert du Rhin, lequel fut le premier gouverneur de la compagnie de la Baie d'Hudson auquel a longtemps appartenu ce territoire. Celui-ci doit aussi son nom au prince Rupert parce que Rupert du Rhin (ou de Bavière-Palatinat) était le neveu du roi Charles Ier d'Angleterre par sa mère Elisabeth Stuart.

À cette époque, la Terre de Rupert, concédée par une charte royale en 1670 à la Compagnie de la Baie d'Hudson, demeurait peu influencée par la pénétration européenne. Elle demeurait encore le royaume des autochtones (environ 300 000), des Inuits et des Métis. La plupart d'entre eux parlaient leur langue ancestrale, sauf les Métis (peut-être 2 000 ou 3 000 au total) francophones et anglophones, et conservaient leurs modes de vie traditionnels.

Pourtant, des changements importants sont survenus et vinrent modifier la composition démographique. Beaucoup d'autochtones vivaient déjà pour leur survie, car l'alcool et les maladies avaient décimé une bonne partie de la population. Les postes de traite demeuraient les seuls signes apparents de la présence britannique. Seuls les agents de la Compagnie de la Baie d'Hudson, une infime minorité, employaient l'anglais quotidiennement. Généralement, ils avaient des épouses autochtones et leurs enfants métis apprenaient aussi l'anglais. Les problèmes d'idéologie politique vécus dans les colonies britanniques de l'Amérique ne préoccupaient guère les habitants de ces contrées nordiques immenses et éloignées des centres de colonisation. À ce moment-là, quelques centaines de colons européens, des anglophones et des francophones, peuplaient la région de la Rivière-Rouge. 

Rapport Durham et ses solutions

L'année 1840 reste une date charnière dans l'histoire du Canada, car un événement d'une extrême importance est survenu : l'union du Haut-Canada et du Bas-Canada, qui façonnera la culture des habitants du pays et les relations entre francophones et francophones. Cette année-là, la population totale de l'Amérique du Nord britannique — le futur Canada — est d'environ un million et demi d'habitants dispersés dans sept colonies :

Bas-Canada

650 000

Haut-Canada

450 000

Nouvelle-Écosse

130 000

Nouveau-Brunswick

100 000

Île-du-Prince-Édouard

45 000

Terre-Neuve

60 000

Nouvelle-Calédonie / Oregon (actuelle C.-B.)

(??? non officiel)

En vertu de sa charte royale octroyée par Charles II en 1670, la Compagnie de la Baie d'Hudson exploitait sa colonie privée que constituait la Terre de Rupert. Au-delà des Rocheuses, la compagnie détenait aussi le monopole des fourrures dans une nouvelle colonie située sur le territoire actuel de la Colombie-Britannique et appelée Oregon pour les États-Unis et New Caledonia (Nouvelle-Calédonie) pour la Grande-Bretagne. Le territoire de la Nouvelle-Calédonie était occupé conjointement par les Américains et s'étendait du 42 e parallèle nord jusqu'au 54 e parallèle, la frontière de l'Alaska, qui appartenait encore à la Russie. La population autochtone des territoires sous la juridiction de la Compagnie de la Baie d'Hudson était d'environ 300 000 personnes, mais cette population non blanche n'est pas incluse dans les statistiques officielles. Quelques années plus tard, en 1846, le traité d'Oregon fixera au 49e parallèle la frontière de l'Ouest entre l'Amérique du Nord britannique et les États-Unis. Il existera alors deux colonies distinctes sur la côte ouest : l'île de Vancouver et la Colombie-Britannique.


En 1840, les sept colonies d'Amérique du Nord britannique — Terre-Neuve, Île-du-Prince-Édouard, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Bas-Canada, Haut-Canada, Nouvelle-Calédonie (Oregon) — étaient encore sans lien géographique ni politique. Elles vivaient isolément les unes des autres comme des entités indépendantes avec chacune son gouverneur (plutôt son lieutenant-gouverneur), son assemblée, son Exécutif, sa fonction publique, ses bureaux de douane, sa police et sa milice, ses timbres-poste, etc. Seule la « Province du Canada » (avec les sections du Bas-Canada et du Haut-Canada) pouvait posséder certaines institutions communes. Aucune des colonies n'avait encore obtenu un gouvernement responsable. 

Gouverneur général Durham

John George Lambton, comte de Durham (1792-1840), fut nommé gouverneur général de l'Amérique du Nord britannique, de janvier à novembre 1838 (après le soulèvement de 1837). Il avait été également nommé commissaire au Canada pour étudier la situation créée par la rébellion de 1837. Débarqué au début de l'été 1838, lord Durham mena son enquête promptement. Il parcourut le Bas-Canada comme le Haut-Canada afin de se faire une opinion sur l'état des relations entre les Britanniques et les Canadiens et d'en tirer des conclusions : ce fut le rapport Durham de 1839 sur lequel allait être fondé l'Acte d'Union (ou Loi d'Union) de 1840.

Durham constata que, dans toutes les colonies, l'Assemblée élue ne voulait plus se laisser dominer par un Conseil oligarchique. Toutefois, il estimait que les problèmes étaient plus d'origine ethnique que politique. L'émissaire britannique découvrit au Bas-Canada « deux nations en guerre au sein d'un même État ». Après un séjour de six mois, Durham présenta son rapport au gouvernement britannique.

Dans ses recherches, lord Durham n'a jamais cherché à entrer en contact avec les représentants canadiens. D'après son premier secrétaire Charles Buller (1806-1848), son opinion sur les Canadiens était déjà fixée avant même d'arriver à Québec. Il avait même décidé qu’aucune concession ne pouvait satisfaire les rebelles canadiens-français. Il n'a jamais reconnu un quelconque bien-fondé des arguments présentés par les partis réformistes qui désiraient modifier en profondeur les institutions de la colonie. Si les revendications des « rebelles » ne méritaient pas qu'on s'y attarde, les réformes demandées par les marchands anglais lui semblaient tout à fait appropriées : l'octroi du gouvernement responsable, puis l'union du Haut et du Bas-Canada. Or, son secrétaire, Charles Buller, croyait plutôt que de « longues années d'injustice » et « la déplorable ineptie de [la] politique coloniale » britannique avaient poussé les Canadiens à se rebeller.

Gouverneur général Durham

Dans son rapport de 1839, lord Durham analysait la crise qui faisait rage dans le Bas-Canada. Selon lui, il existait deux causes à cette crise :

  1. la présence d'une Chambre d'assemblée élue et d'un Conseil exécutif non responsable entraînant un conflit politique; le gouverneur s'opposait à la Chambre d'assemblée;

  2. la coexistence de Canadiens et d'Anglais entraînant un « conflit de race » (ethnique).

Lord Durham proposait trois solutions :

  1. l'union du Haut-Canada (Ontario) et du Bas-Canada (Québec) en un seul État (1840);

  2. l'assimilation des Canadiens français (1840);

  3. la responsabilité ministérielle ou un gouvernement responsable (1848).

De santé fragile, lord Durham décéda peu de temps après son retour à Londres en 1840. 

Union du Haut-Canada et du Bas-Canada

Le gouvernement britannique trancha en faveur de la réunion des deux colonies dans la Province du Canada et promulgua en 1840 la Loi de l'Union, traduite généralement en franco-canadien par Acte d'Union (littéralement de l'anglais : Union Act), qui regroupait les deux colonies du Haut-Canada et du Bas-Canada en une seule assemblée. La Loi de l'Union fut adoptée au Parlement britannique, le 23 juillet 1840, sous le titre suivant : An Act to re-unite the Provinces of Upper and Lower Canada, and for the government of Canada (3 & 4 Victoria, c. 35), c'est-à-dire Loi pour réunifier les provinces du Haut et du Bas-Canada, et pour le gouvernement du Canada. La nouvelle loi constitutionnelle, qui comprenait 62 articles, entra en vigueur le 10 février 1841. L'article premier proclamait l'Union : « Les dites provinces ne formeront et ne constitueront qu'une seule et même province, sous le nom de Province du Canada. »

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Ainsi, les deux Canadas (officiellement la « Province du Canada ») devinrent officiellement le Canada-Uni par la Loi de l'Union. Le Haut-Canada (Ontario) et le Bas-Canada (Québec) seront désormais appelés juridiquement le Canada-Ouest (Ontario) et le Canada-Est (Québec). Cependant, la terminologie de Haut-Canada et de Bas-Canada restera dans l'usage populaire au Canada jusqu'en 1867 et même après la Confédération. La ville de Kingston devint la capitale de la « Province du Canada-Uni » jusqu'en 1843, puis une loi adoptée en 1847 fixera Montréal comme nouvelle capitale en raison d'une situation géographique jugée plus favorable pour devenir le siège du gouvernement du Canada-Ouest (à majorité anglophone) et du Canada-Est (à majorité francophone). La mise en place de la nouvelle Constitution réjouit la classe commerciale anglaise, dont l'avenir semblait reposer sur le développement de l'axe laurentien, mais en revanche elle suscita la colère des Canadiens français, car plusieurs dispositions de la Loi de l'Union leur parurent vexatoires. Les francophones craignaient une colonie centralisée et dirigée majoritairement par des anglophones.

À l'époque, le Canada-Uni restait encore très petit, car il ne comprenait qu'une partie de l'Ontario et du Québec actuels, le reste du territoire (Terre de Rupert, Nouvelle-Calédonie, Terre-Neuve, Nouveau-Brunswick et Nouvelle-Écosse) demeurant des colonies britanniques ne faisant pas partie du Canada-Uni.

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Avec une population de 650 000 habitants, le Canada-Est (Québec) comptait 42 députés à l'Assemblée législative, soit le même nombre que pour le Canada-Ouest (Ontario) avec 450 000 habitants; il s'agissait de forcer une égalité parlementaire en attendant que le jeu de l'immigration vienne combler l'écart démographique. De plus, le Canada français devait assumer les dettes du Canada anglais, contractées pour creuser des canaux et construire des routes; cette mesure parut injuste pour les francophones du Bas-Canada, car la dette du Haut-Canada s'élevait à 1 200 000 louis et celle du Bas-Canada à 95 000 louis. Comme lord Durham était d'avis qu'il fallait reconnaître la responsabilité de chaque province pour ses affaires internes — donc d'implanter la responsabilité ministérielle dans chacun des gouvernements des colonies d'Amérique du Nord britannique — Londres acquiesça à cette partie du rapport, surtout que c'était une façon de couper l'herbe sous le pied des réformistes. Pourtant, le secrétaire de la Guerre et des Colonies, lord John Russell (de 1846 à 1852), avait manifesté son désaccord sur la proposition du gouvernement responsable. Il croyait que cette mesure revenait à céder aux revendications des « rebelles » et que le Conseil colonial ne devrait pas être en position de conseiller Sa Majesté.

L'impact du rapport Durham se révélait positif pour le Haut-Canada. En recommandant l'union politique des deux colonies du Haut-Canada et du Bas-Canada, Durham croyait rétablir la paix. Il fallait assurer une majorité anglaise et loyale, angliciser les Canadiens français et accorder enfin la responsabilité ministérielle. En décrétant que l'anglais était la seule langue officielle du Parlement du Canada-Uni, la Loi de l'Union protégeait la population du Haut-Canada. En accordant un nombre identique de représentants parlementaires au Haut-Canada et au Bas-Canada (plus populeux), les autorités britanniques favorisaient la vie politique du Haut-Canada. En somme, le rapport Durham ne constituait guère une menace pour le Haut-Canada, au contraire. C'est pourquoi il fut fort bien reçu, mais il n'en fut pas ainsi pour les anglophones de Montréal, qui se virent encore tributaires d'une majorité francophone. 

L'anglais comme langue officielle du Parlement

Le Canada-Uni avait été implanté pour favoriser la communauté anglophone aux dépens de la communauté francophone. Au milieu du 19e siècle, les questions linguistiques ne préoccupaient guère les décideurs politiques, sauf lorsqu'ils y étaient obligés. Le bilinguisme institutionnel n'était pas entré dans les moeurs. En 1848, parmi tous les pays du monde, seule la Suisse (probablement ignorée) pratiquait un bilinguisme franco-allemand. Dans ces conditions, il allait de soi que l'anglais devînt la seule langue officielle du nouveau Parlement. De fait, en matière de langue, l'article 41 de la Loi de l'Union décrétait que la langue anglaise était la seule langue officielle du parlement du Canada-Uni :

Art. 41

Et qu'il soit statué, que depuis et après la Réunion desdites deux Provinces, tous Brefs, Proclamations, Instruments pour mander et convoquer le Conseil législatif et l'Assemblée législative de la Province du Canada, et pour les proroger et les dissoudre, et tous les Brefs pour les élections et tous Brefs et Instruments publics quelconques ayant rapport au Conseil législatif et à l'Assemblée législative ou à aucun de ces corps, et tous Rapports à tels Brefs et Instruments, et tous journaux, entrées et procédés écrits ou imprimés, de toute nature, du Conseil législatif et de l'Assemblée législative, et d'aucun de ces corps respectivement, et tous procédés écrits ou imprimés et Rapports de Comités dudit Conseil législatif et de ladite Assemblée législative, respectivement, ne seront que dans la langue anglaise : Pourvu toujours, que la présente disposition ne s'entendra pas empêcher que des copies traduites d'aucuns tels documents ne soient faites, mais aucune telle copie ne sera gardée parmi les Records [ comprendre « archives » ou « registres » ] du Conseil législatif ou de l'Assemblée législative, ni ne sera censée avoir en aucun cas l'authenticité d'un Record original.

C'était la première fois depuis la Conquête que la Grande-Bretagne (devenue officiellement le Royaume-Uni depuis 1801) proscrivait l'usage du français dans un texte constitutionnel, ce qui démontrait la nouvelle volonté assimilatrice du gouvernement britannique. Le français ne devenait qu'une langue traduite, sans valeur juridique. Cependant, l'article 41 n'interdisait pas formellement l'usage du français dans les débats parlementaires; il n'en faisait pas mention.

Comme on pouvait s'y attendre, la Loi de l'Union souleva un tollé au Canada-Est (Québec). Dès le début, Louis-Hippolyte Lafontaine (1807-1864), avocat et coprésident du Conseil exécutif, tenta de convaincre le Parlement d'accepter l'usage du français. Après avoir demandé la formation de la Chambre en comité général, il s'adressa en 1842 aux députés du Canada-Uni en ces termes :

Je dois d'abord faire allusion à l'attaque de l'honorable député de Toronto, qu'on nous a si souvent présenté comme un ami de la population canadienne-française. A-t-il déjà oublié que j'appartiens à cette origine si horriblement maltraitée par l'Acte d'Union? Si c'était le cas, je le regretterais beaucoup. Il me demande de prononcer dans une autre langue que ma langue maternelle le premier discours que j'ai à prononcer dans cette Chambre. Je me méfie de mes forces à parler la langue anglaise, mais je dois informer les honorables députés que, quand même la connaissance de la langue anglaise me serait aussi familière que celle de la langue française, je n'en ferais pas moins mon premier discours dans la langue de mes compatriotes canadiens-français, ne serait-ce que pour protester solennellement contre cette cruelle injustice de l'Acte d'Union qui proscrit la langue maternelle d'une moitié de la population du Canada. Je le dois à mes compatriotes, je le dois à moi-même.

Le but de l'Union, dans la pensée de son auteur, a été d'écraser la population française : mais l'on s'est trompé, car les moyens employés n'obtiendront pas ce résultat. Sans notre active coopération, sans notre participation au pouvoir, le gouvernement ne peut fonctionner de manière à rétablir la paix et la confiance, essentielles au succès de toute administration. Placés par l'Acte d'Union dans une situation exceptionnelle, en minorité dans la distribution du pouvoir politique, si nous devons succomber, nous succomberons au moins en nous faisant respecter.

Le parlement du Canada-Uni chercha à atténuer la portée de l'article 41 en adoptant diverses mesures facilitant la traduction des lois et autres documents parlementaires. Lors de la session de 1844, les députés francophones présentèrent une motion pour que le président de la Chambre soit dans l'obligation de connaître l'anglais et le français. Le député Allan McNab, un membre éminent du gouvernement de William Henry Draper (1843-1846), ne put alors se faire élire en raison de son unilinguisme anglais; ce fut Augustin-Norbert Morin qui fut élu. L'année suivante (le 17 février 1745), les francophones présentèrent une autre résolution afin que la version officielle des textes soit aussi en français. Allan McNab refusa de l'accepter, provoqua un vote de la Chambre et ne l'emporta que par une seule voix. Dès lors, les députés francophones décidèrent de demander au gouvernement impérial l'abrogation pure et simple de l'article 41 de la Loi de l'Union. Mais il leur fallut subir les tiraillements de la procédure parlementaire et se heurter à la mauvaise volonté du gouverneur Charles Theophilus Metcalfe (1843-1845). Néanmoins, le 21 février 1845, le parlement du Canada-Uni vota à l'unanimité la requête et la fit parvenir au gouvernement impérial.

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Un nouveau gouverneur du Canada-Uni, lord Elgin (gendre de lord Durham), remplaça en 1847 le comte Charles Murray Cathcart (1846-1847) après qu'un changement au gouvernement britannique eût amené au pouvoir un gouvernement plus favorable aux réformes. L'année suivante, un anglophone, George Baldwin (du Canada-Ouest), et un francophone, Louis-Hyppolite Lafontaine (du Canada-Est), conclurent une alliance politique afin de s'assurer une majorité au Parlement; ils furent portés au pouvoir en 1848. Baldwin et Lafontaine combattaient depuis quelques années les gouverneurs nommés par Londres et la classe marchande anglo-montréalaise qui tentait de tirer les ficelles à son avantage. Lord Elgin (de 1847 à 1854) en vint lui-même à considérer l'oligarchie économique et le Parti tory comme des « loyalistes du portefeuille », bien qu'ils se soient présentés comme des ardents défenseurs des valeurs britanniques. Dans l'histoire du Canada, l'alliance Baldwin-Lafontaine est demeurée l'une des grandes réalisations politiques du Canada. Ce fut aussi, contre toute attente, le premier exemple qui dépassait le clivage entre les francophones et les anglophones autour de principes politiques communs. Grâce à l'alliance Baldwin-Lafontaine, le Canada-Uni obtint le gouvernement responsable, puis le bilinguisme législatif.

Poussé par le député Louis-Hyppolite Lafontaine, lord Elgin harcela le gouvernement britannique afin qu'il accède à la demande du Parlement canadien au sujet du bilinguisme. Écrivant à Lafontaine le 15 juin 1848, Elgin affirmait : « Je suis sûr que le prochain courrier de Downing Street m'apprendra ce que vous entendez faire pour le rappel des restrictions imposées par l'Acte d'Union relativement à l'usage du français. » L'opposition des francophones avait été si vive depuis 1841 que, en 1848, Londres se décida enfin à bouger pour finir par accepter l'usage du français. Il abrogea l'article 41, puis ce fut le retour au bilinguisme de fait, qui avait cours avant la Loi de l'Union : ce fut la Loi sur l'usage de la langue anglaise à la Législature du Canada dont le titre officiel est le suivant : An Act to repeal so much of an Act of the Third and Fourth Years of Her present Majesty, to re-unite the Provinces of Upper and Lower Canada, and for the Government of Canada, as relates to the Use of the English Language in Instruments relating to the Legislative Council and Legislative Assembly of the Province of Canada. Voici les paragraphes 11 et 12 Victoria, ch. LVI, de l'amendement de 1848, abrogeant l'article 41 de l'Acte d'Union de 1840, qui faisait de l'anglais l'unique langue officielle des actes parlementaires :

Attendu que par un acte [de 1841], il a été statué que [...] tous ordres, proclamations, instruments pour mander et convoquer [...] et tous rapports de tels ordres et instruments, et tous journaux, entrées et procédés, écrits ou imprimés dudit Conseil législatif et de ladite Assemblée législative, et de chacun de ces corps respectivement, de quelque nature qu'ils soient, et tous procédés et rapports de comités écrits ou imprimés dudit Conseil législatif et de ladite Assemblée législative, seront dans la langue anglaise seulement: pourvu toujours que ladite disposition ne s'entendrait pas empêcher qu'il ne soit fait des copies traduites d'aucuns tels documents, mais qu'aucune telle copie ne serait gardée parmi les registres du Conseil législatif ou de l'Assemblée législative, ni censée avoir en aucun cas l'effet d'un document original : et attendu qu'il est expédient de changer la loi à cet égard, afin que la législature de la province du Canada, ou ledit Conseil législatif et ladite Assemblée législative respectivement, puissent avoir le pouvoir d'établir à ce sujet tels règlements qu'ils pourront juger à propos: qu'il soit en conséquence statué par la Très Excellente Majesté de la Reine, par et de l'avis et du consentement des lords spirituels et temporels, et des communes assemblés en ce présent parlement et par leur autorité, que depuis et après la passation du présent acte, telle partie dudit acte cité dans le présent et récité ci-dessus sera abrogée [...].

En réalité, l'amendement de 1848 ne permettait pas formellement l'usage du français, il abrogeait les dispositions imposant l'unique langue anglaise. Quoi qu'il en soit, à compter de 1849, le texte officiel de toutes les lois fut adopté à la fois en anglais et en français. On peut dire que la loi de révocation concernant l'article 41 de la Loi de l'Union correspondait à une loi « remédiatrice » par laquelle le français retrouvait une légitimité qu'une législation mal inspirée lui avait enlevée durant un temps. Comme il n'existait pas de traduction simultanée dans les débats parlementaires, les députés qui s'exprimaient en français étaient forcément « condamnés » à n'être compris que de leurs collègues francophones, et l'inverse était également vrai. Cette loi de révocation ne modifiait pas la situation de facto qui prévalait au Haut-Canada (devenu le Canada-Ouest), celle de l'unilinguisme institutionnel, bien qu'elle se trouvait à donner de jure un caractère bilingue à l'Assemblée législative commune du Haut-Canada (Canada-Ouest) et du Bas-Canada (Canada-Est). Lord Elgin, le gouverneur général, ouvrit la session du parlement du Canada-Uni à Montréal en prononçant une partie de son discours du Trône en français. C'était la première fois au pays, depuis la fin du Régime français, qu'un représentant de la Couronne accomplissait formellement ce rite parlementaire dans les deux langues.

Il est peut-être utile de soulever une autre question au sujet de l'absence de disposition linguistique dans la Loi de l'Union de 1840. Pour certains juristes, bien que la loi ne concerne  pas la langue, elle en assurait un usage quasi officiel en reconnaissant les lois civiles françaises. Comme la langue d'origine de ce droit était le français, c'était reconnaître implicitement cette langue à côté de l'anglais. La même situation s'est présentée en Louisiane lorsque cette colonie fut vendue, le 30 avril 1803, par Napoléon Bonaparte aux États-Unis. Lorsque la Louisiane devint un État américain, le 30 avril 1812, l'anglais fut reconnu comme seule langue officielle, mais les lois civiles françaises furent également reconnues dans le nouvel État. Les tribunaux ont même statué en 1825 que, en cas de conflit d'interprétation, la version française devait prévaloir sur la version anglaise traduite. Mais, à la suite de la guerre de Sécession (la Louisiane était esclavagiste), la nouvelle Constitution de 1868 interdit l'usage de toute autre langue que l'anglais :

Les lois, les archives, les procédures judiciaires et les délibérations législatives de l'État seront rédigées et promulguées dans la langue anglaise; et aucune loi n'exigera que la procédure judicaire soit publiée dans autre que la langue anglaise.

Ce fut la fin du bilinguisme institutionnel en Louisiane. En 1870, le Code civil fut refait et adopté dans sa version anglaise seulement. Quant au Code de procédure civile, il fut refondu et toute obligation d'utiliser le français fut supprimée. Puis, par devoir américain (cf. la célèbre formule « one flag, one nation, one language »), le haut clergé d'ascendance irlandaise supprima l'enseignement du français dans les écoles. Bref, le droit n'est rien sans la force! 

Fin du Parlement de Montréal

Le parlement du Canada-Uni siégeait à Montréal (au Canada-Est) depuis 1847 en lieu et place de Kingston (au Canada-Ouest). L'édifice du parlement fut en 1849 le théâtre de l'un des moments les plus tristes de l'histoire parlementaire du Canada. La première loi présentée par le gouvernement responsable dirigé par Lafontaine-Baldwin fut la loi sur les indemnités intitulée Loi sur l'indemnisation des personnes qui ont subi des pertes pendant la rébellion de 1837-1838 au Bas-Canada (The Lower Canada Rebellion Looses Act). La loi avait été présentée au Parlement afin de dédommager les habitants du Bas-Canada, qui avaient été, lors des événements de 1837-1838, victimes de représailles de la part des soldats britanniques et des milices anglophones. Une semblable mesure avait été adoptée en 1845 pour indemniser les victimes de saccages au Haut-Canada, alors que les tories étaient au pouvoir. Cette fois-ci, la loi suscita de violents débats, car les victimes n'étaient pas des anglophones, mais des francophones.

Pour certains anglophones, il paraissait indécent et immoral de puiser dans un fonds alimenté par des protestants anglophones pour payer des indemnités à des catholiques francophones. Malgré une réclamation initiale de 250 000 £ (livres sterling), une commission d'enquête conclut qu'une somme de 100 000 £ serait suffisante pour combler les pertes subies au Bas-Canada (Canada-Est). Afin de répondre à la demande, le gouvernement dégagea finalement la somme de 10 000 £. Un tollé de protestations s'éleva dans les deux provinces: dans le Canada-Est, parce que l'octroi d'une si petite somme paraissait ridicule, et dans le Canada-Ouest parce qu'on se proposait d'indemniser des « rebelles papistes ». L'opposition conservatrice fit tout pour faire avorter le projet de loi, en vain. Pour elle, seuls les « habitants loyaux » de Sa Majesté avaient reçu une indemnité dans le Haut-Canada, alors que des « personnes déloyales » auraient leur part dans le Bas-Canada. Le chef du Parti tory et député de Hamilton, Allan McNab, proclama ainsi son indignation :

L'Union a complètement manqué son but. Elle fut créée pour l'unique motif d'assujettir les Canadiens français à la domination anglaise. Le contraire en est résulté. Ceux qui devaient être écrasés dominent! Ceux en faveur de qui l'Union a été faite sont les serfs des autres.

Sir McNab avertit le Ministère que la mesure allait « jeter le peuple du Haut-Canada dans le désespoir » et qu'il serait plus avantageux d'être gouverné « par un peuple de même race, plutôt que par ceux avec lesquels il n'a rien de commun, ni le sang, ni la langue, ni les intérêts ».  En dépit des avertissements des anglophones de Montréal (alors une ville à majorité anglaise : 43 000 habitants, dont seulement 19 000 francophones) en colère contre ce qu'ils croyaient être la French Domination, lord Elgin apposa quand même la sanction royale, le 25 avril 1949. Le journal The Montreal Gazette lança aussitôt un appel à l'émeute :

La fin a commencé, Anglo-Saxons, vous devez vivre pour l'avenir; votre sang et votre race seront désormais votre loi suprême, si vous êtes vrais à vous-mêmes. Vous serez Anglais, dussiez-vous n'être plus Britanniques. Dans le langage de Guillaume IV, le Canada est perdu et livré. La foule doit s'assembler sur la place d'Armes ce soir à huit heures. Au combat, c'est le moment.

Lorsque lord Elgin se retira après le discours du Trône, les groupes orangistes lancèrent sur son carrosse des oeufs, des pierres et autres projectiles. La foule en colère se dirigea ensuite vers l'Hôtel du Parlement aux cris de « Au Parlement! », « À Monkland! » (résidence du gouverneur général) et « À bas lord Elgin! »

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À l'aide de torches, on mit le feu à l'édifice — présenté comme le French Parliament — qui fut rapidement détruit. Non seulement les quelques 25 000 volumes (en anglais et en français) que contenait la bibliothèque (alors l'une des meilleures bibliothèques parlementaires du monde) furent-ils brûlés, mais également le principal dépôt d'archives publiques du pays. Signalons que la valeur des édifices détruits durant l'émeute était supérieure au montant total des indemnités versées en vertu de la loi d'indemnisation. L'armée britannique (alors 10 000 soldats en garnison), sympathique aux tories, avait été prévenue la veille de fermer les yeux sur des événements annoncés comme « imprévus »; de toute façon, il était impensable pour lord Elgin d'envoyer les forces de l'ordre contre des Britanniques. Les émeutiers se promenèrent dans les rues avec des têtes de cochons au bout de leurs baïonnettes et une mitre d'évêque dessus en scandant « cochons de catholiques ». Les Canadiens français de Montréal furent terrorisés. Le lendemain de l'incendie, la foule se rassembla devant la maison du premier ministre Louis-Hippolyte Lafontaine et y mit le feu; celui-ci ne sauva sa vie que grâce à l'intervention de l'armée.

Le rédacteur en chef et principal propriétaire de la Gazette, James Moir Ferres (1811 ou 1813-1870), avait été arrêté le 26 avril 1849, au lendemain de la mise à feu du parlement, mais il fut relâché sous la pression de la foule. Il avait écrit un tract incendiaire se terminant en ces termes :

Le bill des pertes de la rébellion. Et la honte éternelle de la Grande-Bretagne. La rébellion est la loi du sol. [...] La fin a commencé. Anglo-Saxons, vous devez vivre pour l'avenir, votre sang et votre race seront désormais votre loi suprême, si vous êtes vrais à vous-mêmes. [...] La foule doit s'assembler sur la place d'Armes, ce soir à huit heures. Au combat, c'est le moment.

Deux jours plus tard, des « amis de la paix » agressèrent le gouverneur général (Elgin), qui jugea plus prudent de quitter temporairement la ville. Le 5 septembre 1849 à Brockville (située entre Kingston et Cornwall, sur les rives du Saint-Laurent dans le Haut-Canada), on hissa des drapeaux noirs et on menaça de mort le gouverneur Elgin à l'occasion de son passage dans la ville. Ce dernier offrit sa démission, mais le secrétaire des Colonies l'assura de l'approbation des autorités de la Métropole. L'agitation continua et des ramifications de la la « Ligue anglo-américaine » de Montréal furent fondées à Toronto, Kingston et dans d'autres villes du Haut-Canada. C'est que, se voyant abandonnés par Londres et mécontents de l'abolition du protectionniste en Grande-Bretagne, les marchands anglo-montréalais allaient prôner l'annexion du Canada-Uni aux États-Unis; ce faisant, ils donnèrent raison à lord Elgin de les considérer comme des « loyalistes du portefeuille ». Comme le commentait ironiquement un historien canadien : « C'était un méchant pays de cow-boys, Montréal, à cette époque-là. » Puis le parlement du Canada ne siégea plus jamais à Montréal et aucun siège du gouvernement n'y fut fixé  en permanence. Par la suite, la Chambre siégea en alternance à Toronto et à Québec, tous les quatre ans. Le siège du gouvernement déménagera définitivement à Ottawa en 1866. 

Politique d'assimilation et de minorisation
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Pour lord Durham, les problèmes au Canada venaient du fait qu'il existait, d'une part, des « loyaux sujets de Sa Majesté », les Britanniques (incluant les Écossais et les Irlandais), d'autre part, des « Canadiens français [qui] ne sont que le résidu d'une colonisation ancienne » et sur lesquels on ne pouvait faire confiance. C'était fort simple : tous les problèmes venaient des Canadiens français! Il suffisait, d'après lord Durham, de mettre les francophones dans un état de subordination politique et démographique, ce qui permettrait ensuite de les angliciser et d'assurer une majorité anglaise, donc tout à fait loyale à Sa Majesté britannique. Pour ce faire, il fallait peupler rapidement le Bas-Canada de « loyaux sujets de Sa Majesté » et d'unir les deux Canadas, voire de former ultérieurement une fédération de toutes les colonies britanniques de l'Amérique du Nord au sein de laquelle les Canadiens de langue française seraient définitivement mis en état de minoritaires.

Après avoir débarqué à Québec, le 29 mai 1838, lord Durham, sans doute plus ou moins sympathique à la cause des Canadiens français, s'est empressé de prendre comme conseiller le journaliste anglophone Adam Thom (1802-1854). Celui-ci, réputé pour être anti-francophone et anti-papiste, ne portait pas en haute estime les Canadiens français, du moins si l'on se fie sur ses écrits. En novembre 1835, il avait écrit dans le Montréal Herald :

Les Anglais de cette province sont restés engourdis trop longtemps, il y a temps pour l'action et temps pour le sommeil. Il est une chose certaine : la première goutte de sang anglais qui sera répandue dans la colonie pour l'agrandissement de la faction française soulèvera l'indignation de tout Anglais que l'avarice ou l'ambition n'auront point transformé en traître.

Le célèbre polémiste du Montréal Herald affirmait aussi que, depuis la Conquête, on parlait trop des Canadiens français, des « sujets choyés », en négligeant les « sujets anglais » des colonies; il croyait que la politique de conciliation menée par le gouverneur Gosford (1835-1838) permettait aux vaincus (les Canadiens français) de dicter la politique coloniale aux vainqueurs (les Britanniques). En dénonçant la politique de conciliation menée par les autorités coloniales, les loyalistes craignaient que, en se laissant impressionner par la majorité canadienne-française, Londres finisse par céder aux doléances des Canadiens français en leur accordant davantage de pouvoirs.

Les organisations loyalistes se réunirent sous un même comité parapluie à compter de janvier 1835, avec la création de la Montréal Constitutionnal Association (MCA). Une association similaire avait été formée à Québec en décembre 1834, la Quebec Constitutionnal Association (QCA). Ces associations constitutionnelles avaient pour objectif de défendre la Constitution de 1791, et de conserver le Conseil législatif sous sa forme actuelle. Puis les loyalistes ne se contentèrent pas de se former en associations constitutionnelles et d'organiser des assemblées publiques, ils commencèrent à mettre sur pied des organisations loyalistes armées. Adam Thom, devenu le chef de file des « Britanniques » de Montréal, fit alors l'apologie de la formation de corps armés dans son édition du 12 décembre 1835 :

L'organisation, pour se combiner avec la détermination morale et la force physique, doit être autant militaire que politique. Il faut une armée aussi bien qu'un Congrès. Il faut des piques et des carabines aussi bien que de la sagesse (...) Appelons donc un congrès provincial immédiatement et portons à 800 le British Rifle Corp de Montréal, qui est son entier complément, envoyons des députés pour soulever les sympathies des provinces voisines.

Il devient de plus en plus clair que la minorité anglaise refuserait catégoriquement d'être gouvernée par des Canadiens français et serait même prête à y résister. Adam Thom avait beau jeu d'encourager le pillage des villages francophones :

L'histoire du passé prouve que rien de moins que la disparition de la terre et la réduction en poussière de leurs habitations ne préviendra de nouvelles rébellions au sud du Saint-Laurent, ou de nouvelles invasions de la part des Américains.

Après la disparition du British Rifle Corp en janvier 1836, une autre organisation paramilitaire vit le jour : le « Doric Club », formé d'un groupe de jeunes loyalistes armés. Dans son manifeste du 16 mars 1836, le Doric Club affirmait que ses membres préféraient se battre et payer de leurs propres vies plutôt que de se voir soumis à une république canadienne-française :

Si nous sommes abandonnés par le gouvernement britannique et les Britanniques,  nous sommes déterminés à prendre les moyens pour nous délivrer par nos propres armes..., nous sommes prêts... à engager nos vies, nos fortunes et notre honneur sacré, plutôt que nous soumettre à la dégradation d'être des sujets d'une république canadienne-française.

Dans les journaux anglophones, certains journalistes faisaient leurs propres constants au représentant de la reine, comme en témoigne cet extrait du Missiskoui Standard, publié à Frelighsburg dans les Eastern Townships (Cantons-de-l'Est), en juin 1838 :

C'est une folie aux Canadiens français de lutter contre leur destinée. Il est impossible qu'une poignée de Français, à l'extrémité nord-est, puisse s'élever au rang de nation, contre le génie entreprenant d'une race qui a déjà couvert presque tout ce continent. C'est plus que de la folie. Depuis 1791, jusqu'à l'année dernière, les Français ont travaillé à conjurer leur sort; quoiqu'ils aient possédé toutes les facilités législatives à cette fin, ils n'ont pu réussir. Ils ont opprimé la race anglo-saxonne résidante dans cette province, et ils se sont efforcés d'en éloigner ceux qui voulaient y venir. Et quel a été le résultat de tout cela? Ils ont failli. Le pouvoir légal qu'ils possédaient n'était pas proportionné à la fin; et lorsque, de désespoir, ils ont eu recours à la force pour accomplir leur désir favori, la race anglo-saxonne, semblable au boa constrictor, s'est entortillée autour d'eux, les a pressés de toutes parts, et les a écrasés.

Quant à la Montreal Gazette du 18 octobre 1838, elle avait aussi trouvé la cause de tous les problèmes chez les Canadiens de langue française :

Quelle est, nous le demandons, la vraie cause de l'état de déchirement où en est cette province, et du long déchirement de mal administration et d'anarchie auquel elle a été soumise ? Quelle est-elle, si ce n'est que la majorité des habitants sont étrangers d'origine, d'usages, de lois, de langue et d'institutions à ceux de la nation en général; et qu'aucune tentative n'a encore été faite pour les assimiler à ceux de la mère patrie.

Pour diverses raisons, tout au cours de son séjour de six mois au Canada, lord Durham ne fréquenta guère les Canadiens français et s'entourera de conseillers anglophones qui croyaient les Canadiens rétrogrades et illettrés, manipulés constamment par des chefs irresponsables. En revanche, ces conseillers anglophones étaient convaincus que la minorité anglaise était bien gouvernée et avait à coeur l'amélioration de la province. Avec une certaine ironie, Napoléon Aubin (1812-1890), un journaliste d'origine française et fondateur du journal Le Fantasque en 1838, mit en garde Durham contre l'usage de certains mots tels british :

On dirait, Milord, que vous vous êtes appliqué à faire comprendre au peuple canadien que son heure est venue, qu'il ne lui reste plus d'espoir et qu'il doit expier dans l'esclavage et le mépris l'immense tort de n'être pas anglais. Tous les colifichets que les hommes chérissent lui sont refusés: places, honneurs, égards leur sont enlevés et offerts à ceux qui les insultent à l'envie. [...] Vous allez défendre les intérêts british ! Ah, Milord, changez ce mot-là, c'est un vilain mot. Dites que vous allez y défendre les intérêts coloniaux, provinciaux, tout ce que vous voudrez, mais point les intérêts british; car, voyez-vous, on ne vous comprendra pas ici. Tout ce qui est abus, tout ce qui est cruauté, tout ce qui est tyrannie, ignorance, oppression, intolérance, vos compatriotes l'ont couvert par ce mot de british.

Dans ces conditions, on ne se surprendra guère que lord Duhram ait développé une piètre opinion des Canadiens de langue française. Voici quelques extraits de son rapport à ce sujet :

Ils [Canadiens] sont restés une société vieillie et retardataire dans un monde neuf et progressif. En tout et partout, ils sont demeurés Français, mais des Français qui ne ressemblent pas du tout à ceux de France. Ils ressemblent plutôt aux Français de l'Ancien régime. [...]

Les Canadiens français, d'autre part, ne sont que le résidu d'une colonisation ancienne. Ils sont destinés à rester toujours isolés au milieu d'un monde anglo-saxon. [...]

On ne peut guère concevoir nationalité plus dépourvue de tout ce qui peut vivifier et élever un peuple que les descendants des Français dans le Bas-Canada, du fait qu'ils ont gardé leur langue et leurs coutumes particulières. C'est un peuple sans histoire et sans littérature. La littérature anglaise est d'une langue qui n'est pas la leur; la seule littérature qui leur est familière est celle d'une nation dont ils ont été séparés par quatre-vingts ans de domination étrangère, davantage par les transformations que la Révolution et ses suites ont opérées dans tout l'état politique, moral et social de la France. [...]

Par contre, selon Durham, les Anglais seraient d'une race supérieure, alors que l'anglais est la langue dominante :

La langue, les lois et le caractère du continent nord-américain sont anglais. Toute autre race que la race anglaise (j'applique cela à tous ceux qui parlent anglais) y apparaît dans un état d'infériorité. C'est pour les tirer de cette infériorité que je veux donner aux Canadiens notre caractère anglais. Je le désire pour l'avantage des classes instruites que la différence du langage et des usages sépare du vaste Empire auquel elles appartiennent. Le sort le meilleur de l'immigrant instruit et qui désire progresser n'offre pas aujourd'hui d'espoir de progrès; mais le Canadien français recule davantage à cause d'une langue et des habitudes étrangères à celles du gouvernement impérial. [...]

Les Anglais détiennent déjà l'immense partie des propriétés : ils ont pour eux la supériorité de l'intelligence; ils ont la certitude que la colonisation du pays va donner la majorité à leur nombre; ils appartiennent à la race qui détient le Gouvernement impérial et qui domine sur le continent américain.

La minorisation et l'anglicisation des Canadiens allaient de pair, et devaient constituer l'objectif prioritaire des autorités coloniales. À cette fin, lord Durham avait incité Londres à favoriser l'immigration massive d'Anglais :

Sans opérer le changement ni trop vite ni trop rudement pour ne pas froisser les esprits et ne pas sacrifier le bien-être de la génération actuelle, la fin première et ferme du Gouvernement britannique doit à l'avenir consister à établir dans la province une population de lois et de langue anglaises, et de n'en confier le gouvernement qu'à une Assemblée décidément anglaise. [...]

La tranquillité ne peut revenir, je crois, qu'à la condition de soumettre la province au régime vigoureux d'une majorité anglaise; et le seul gouvernement efficace serait celui d'une Union législative. [...]

Mais je répète qu'il faudrait entreprendre immédiatement de changer le caractère de la province, et poursuivre cette fin avec vigueur, mais non sans ménagement; je réaffirme aussi que le premier objectif de tout plan qui sera adopté pour le gouvernement futur du Bas-Canada doit être d'en faire une province anglaise et qu'à cet effet il doit venir à ce que l'influence dominante ne soit jamais de nouveau placée en d'autres mains que celles d'une population anglaise. En vérité, c'est une nécessité évidente à l'heure actuelle. Dans l'état d'esprit où se trouve la population canadienne-française, état que j'ai décrit comme étant non seulement maintenant, mais pouvant aussi vraisemblablement durer longtemps, lui confier l'entière autorité de cette province ne serait de fait que faciliter la rébellion. Le Bas-Canada doit être gouverné maintenant, comme il doit l'être à l'avenir, par une population anglaise. Ainsi la politique que les exigences de l'heure nous imposent est conforme à celle que suggère une perspective du progrès éventuel et durable de la province. [...]

Pour Durham, c'est la « négligence continuelle du gouvernement britannique » qui aurait causé l'absence de la liberté et de la civilisation chez les Canadiens français : « Il les a laissés sans l'instruction et sans les organismes du gouvernement responsable d'ici; cela eût permis d'assimiler leur race et leurs coutumes, très aisément et de la meilleure manière, au profit d'un Empire dont ils faisaient partie. » Pour lord Durham, les Canadiens français « ne peuvent espérer aucunement dans la survie de leur nationalité ». D'une part, parce qu'ils ne pourront jamais se séparer de l'Empire britannique, à moins qu'ils effectuent seuls une séparation (dans « un simulacre misérable de faible indépendance »), qu'ils fassent partie d'une éventuelle « confédération anglaise » ou encore qu'ils puissent « se réunir à l'Union américaine ».

En somme, l'Empire britannique devait agir rapidement afin de régler définitivement le problème des « deux nations en guerre au sein d'un même État » et « exterminer la haine mortelle qui maintenant divise les habitants du Bas-Canada en deux groupes hostiles : Français et Anglais ». Évidemment, beaucoup de Canadiens français furent outragés par les recommandations contenues dans le rapport destiné à les assimiler et insinuant qu'ils n'avaient ni culture ni histoire.

Après la Loi de l'Union, les francophones assistèrent, impuissants, au déterminisme qui jouait contre eux. Aidés par une attitude de soumission entretenue par le clergé, ils croyaient à leur destinée spirituelle « grandiose » pendant que les anglophones accaparaient l'économie et les capitaux pour réaliser le processus d'industrialisation et d'urbanisation. 

Exode des canadiens vers les États-Unis

Nous savons que, entre 1840 et 1930, près de quatre millions de Canadiens ont quitté leur pays pour les États-Unis. Étant donné qu’aucune étude sérieuse n'a été effectuée dans le passé par le ministère canadien de l'Immigration pour enregistrer le nombre d'émigrants, il faut se rabattre sur les données du département de l'Immigration des États-Unis (U.S. Citizenship and Immigration Services), notamment les recensements américains parce qu’ils constituent la source la plus immédiatement accessible.

La répartition géographique des Canadiens de langue anglaise et de langue française aux États-Unis s’est révélée différente pour des raisons évidentes. Les émigrants canadiens ont eu tendance à s’installer tout naturellement dans les États situés immédiatement au sud d'où ils habitaient.

Ainsi, les villes de la Nouvelle-Angleterre ont exercé un attrait plus fort pour les Canadiens français du Québec et les Canadiens anglais des Maritimes que pour ceux qui résidaient à l'ouest de la rivière des Outaouais (l’Ontario). La majorité des Canadiens anglophones se sont établis le long de la frontière, dans des États comme le Michigan, New York, le Massachusetts, l'Illinois, le Minnesota, l’Ohio. Par contre, la population francophone du Canada s'est principalement installée en Nouvelle-Angleterre, notamment dans les États suivants : le Massachusetts, le Maine, le New Hampshire, le Rhode Island, le Vermont et le Connecticut.

Évidemment, les émigrants canadiens se sont aussi dispersés dans d’autres États américains, y compris vers l’ouest, que ce soit le Minnesota, l’Idaho, l’Oregon, l’État de Washington ou la Californie, mais leur nombre fut beaucoup moins élevé que près de la frontière canado-américaine. Il a fallu ouvrir l'Ouest canadien à la colonisation et créer un réseau de routes ferroviaires pour attirer les Canadiens anglais et les immigrants européens vers ces nouvelles régions. Toutefois, le Canada des Prairies n’attira guère les Canadiens français qui préférèrent le marché du travail de la Nouvelle-Angleterre.

Le tableau ci-dessous permet de voir certaines différences entre les émigrants de langue anglaise et ceux de langue française. On peut constater qu’il y eut pratiquement deux fois plus d’anglophones que de francophones qui ont quitté le Canada entre 1890 et 1930, ce qui paraît plutôt normal puisque les francophones constituaient environ 40 % de la population canadienne. Au cours de cette période, le Canada a vu partir 1,3 million de francophones (31,0%) et 3,0 millions d’anglophones (68,9%).

Répartition géographique des Canadiens en fonction de la langue

Décennie

Canadiens français

Canadiens anglais

Total

1890

302 496

678 442

980 938

1900

395 126

784 796

1 179 922

1910

385 083

819 554

1 204 637

1920

307 786

810 092

1 117 878

Total

1 390 491

3 092 884

4 483 375

G. E. Jackson, « Emigration of Canadians to the United States », in Annals of the American Academy of Political and Social Science, no 196, mai 1923, p. 25-34.

La majorité des émigrants canadiens de langue anglaise ont choisi des emplois agricoles aux États-Unis, tandis que les Canadiens de langue française ont préféré les emplois manufacturiers de la Nouvelle-Angleterre. Toutefois, les possibilités d’emploi étaient plus grandes pour les Canadiens anglais que pour les Canadiens français. La connaissance de l’anglais nécessaire pour obtenir un emploi plus rémunérateur, de même que l'alphabétisation pour s’informer sur les possibilités du marché du travail. Sur ces deux aspects, les francophones se trouvaient désavantagés. En même temps, parce que les francophones formaient une communauté homogène par la religion catholique et la langue française, ils se sont maintenus plus longtemps en tant que minorité aux États-Unis, alors que les anglophones se sont rapidement fondus dans la majorité anglo-protestante américaine. Les ravages de l'émigration canadienne furent particulièrement considérables dans la seconde moitié du 19e siècle et jusqu'en 1930, au moment où le gouvernement américain se décida à fermer la frontière canado-américaine.  

Nous pouvons comprendre que la croissance démographique du Canada fut relativement modeste au cours de cette période, puisque le pays a attiré près d'un million et demi de nouveaux venus qu'il a perdus au profit de son voisin du Sud. Au cours de cette même période, même si l'immigration au Canada n'a pas faibli, elle fut largement dépassée par l'émigration de Canadiens de naissance vers les États-Unis. On estime que de 800 000 à un million de Canadiens (toutes langues confondues) sont partis, soit plus de 10 % de la population par décennie.

Les historiens se sont interrogés sur les causes de cet exode chez les deux grandes communautés linguistiques. Il y eut d’abord une surpopulation, tant en Ontario qu’au Québec, par rapport aux terres disponibles, alors que toute l’économie canadienne était fortement agricole. En contrepartie, la croissance industrielle au Canada s’est révélée insuffisante pour absorber les surplus de population dans les campagnes. Bien que le gouvernement canadien eût adopté une politique nationale pour favoriser la colonisation dans les grandes prairies de l’Ouest, les Canadiens francophones se sont montrés encore plus réticents que les Canadiens anglophones à s’établir dans ces régions ; la plupart ont préféré s’installer aux États-Unis.

Après 1930, l'immigration canadienne déclina graduellement à mesure que l'économie canadienne grandissait après la Seconde Guerre mondiale et que l'autonomie politique de la province francophone de Québec s'améliorait. Il n’en demeure pas moins que plus de quatre millions de Canadiens, toutes langues confondues, ont quitté leur pays entre 1890 et 1930, une véritable saignée pour le Canada.

Difficile apprentissage de la dualité canadienne

N'oublions pas que la fameuse responsabilité ministérielle tant désirée n'avait pas été prévue dans la Loi de l'Union de 1840. Elle fut soutenue par lord Elgin et obtenue par la coalition formée des réformistes francophones du Canada-Est et des réformistes anglophones du Canada-Ouest. Pour fonctionner tant bien que mal, les réformistes des deux camps durent accepter des compromis importants. Si les anglophones de l'Ouest devaient se résigner à ne pas assimiler les francophones de l'Est, ceux-ci devaient en revanche accepter leur statut de minorité. Au cours des années qui suivirent, le système parlementaire canadien devint inefficace, coûteux et instable, car il devait satisfaire les besoins des deux groupes. Les politiciens francophones abandonnèrent l'idéologie d'un État français en Amérique et jouèrent le jeu du système politique britannique afin d'assurer la survie des Canadiens de langue française en Amérique du Nord britannique. Par ailleurs, étant donné que la représentation proportionnelle n'avait pas été prévue, l'égalité numérique des députés finit par se révéler défavorable pour le Canada-Ouest, devenu avec les années plus populeux que le Canada-Est. Cette situation provoqua de plus en plus de disputes au parlement du Canada-Uni.

French Domination

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En 1853, les Clear Grits (de clear « libre, dégagé, ouvert » et grit « grincer des dents »), le parti radical au Canada-Ouest dirigé par George Brown (1818-1880), se mirent à dénoncer la French Domination d'un gouvernement qui, croyaient-ils, imposait sa volonté au Canada-Ouest. Or, les Clear Grits étaient des francophobes anti-papistes, voire férocement anti-catholiques. Le 22 novembre 1850, lord Elgin avait écrit ces mots à Mortimer Grey, son patron au Foreign Office :

Chaque jour, la haine du parti Clear Grit pour les francophones se manifeste de plus en plus ouvertement. M. Boulton, ex-juge en chef de Terre-Neuve et une sorte de leader parmi les Clear Grits a, dit-on, déclaré lors d'un dîner public l'autre jour que « les nègres sont la grande difficulté des États-Unis et les Canadiens français celle du Canada », un sentiment qui est de nature à s'arrêter dans le gosier d'un peuple passablement sensible et méfiant.

Mais les Clear Grits défendaient également des idées libérales, exigeaient des écoles non confessionnelles, demandaient l'annexion de l'Ouest, de même que la représentation proportionnelle à la Chambre, le scrutin secret et universel, un conseil législatif électif, etc. Ils s'insurgeaient aussi contre un système qui obligeait l'Assemblée à adopter des lois applicables seulement au Canada-Ouest ou au Canada-Est et parfois à l'ensemble des deux Canadas; le principe de la double majorité devait prévaloir pour tout projet de loi ayant des implications dans les deux Canadas. C'est en ce sens que le Parlement devenait inefficace et coûteux. Mais la représentation parlementaire libérale fut insuffisante pour faire aboutir les réformes proposées par George Brown.

Les anglophones du Haut-Canada ne pouvaient que se sentir frustrés de faire élire un nombre égal de députés anglophones et francophones : le Canada-Ouest (Ontario) dépassait de plus de 60 000 habitants la population du Canada-Est (Québec). Avec l'immigration anglaise, qui accentuait l'écart démographique entre le Canada-Est et le Canada-Ouest, la situation politique ne pouvait dorénavant que se détériorer. Les Clear Grits s'opposèrent catégoriquement à ce qu'ils considéraient comme une French Domination au Canada. En 1856, George Brown décrivait ainsi la situation qui régnait à l'Assemblé législative du Canada-Uni :

Nous avons deux pays, deux langues, deux religions, deux façons de penser et d'agir. La question est de savoir s'il est possible de maintenir ces deux nations avec une seule législature et un seul Exécutif. Voilà la question à résoudre.

Les anglophones exigèrent un changement constitutionnel qui leur assurerait la représentation proportionnelle au Parlement. Étant donné l'instabilité continuelle qui s'était installé au Parlement, ils commencèrent à songer à une fédération entre toutes les colonies britanniques. Les réformistes anglophones n'étaient pas attirés par les colonies maritimes, mais ils ne pouvaient plus composer avec ce qu'ils croyaient être la French Domination. Par contre, ils avaient besoin du Québec, car ils tenaient beaucoup aux canaux, aux chemins de fer et au port de Montréal. L'idéal pour eux, c'était deux provinces séparées au plan des institutions culturelles et politiques, mais reliées par un marché économique commun.

Projet confédératif

Puis les Clear Grits devinrent majoritaires dans l'électorat du Canada-Ouest (ou Haut-Canada), car en s'opposant au capitalisme d'affaires de Toronto ils avaient obtenu le soutien des paysans et des ouvriers. En 1857, le conservateur John Alexander Macdonald du Canada-Ouest s'allia au conservateur catholique Georges-Étienne Cartier du Canada-Est (on écrit Georges avec un -s à la façon française, et sans -s à la façon anglaise). Comme l'avait prévu lord Elgin, l'attitude francophobe des Clear Gits du Canada-Ouest avait poussé de nombreux citoyens de tendance libérale du Canada-Est à se joindre aux conservateurs et transformer ainsi cette formation en un parti national. En 1864, George Brown proposa aux chefs conservateurs des deux Canadas de constituer avec lui et les libéraux du Canada-Ouest un gouvernement de coalition qui serait en faveur d'une union fédérale des deux provinces. Pour ne pas être politiquement isolé, Georges-Étienne Cartier, le chef des réformistes du Canada-Est, se joignit à la coalition et participa activement au projet fédératif. Ce fut la « Grande Coalition », comme on l'appellera plus tard, qui réunissait trois des quatre principaux groupes politiques du Canada-Uni : les conservateurs anglophones de Macdonald, les conservateurs francophones de Cartier et les réformistes de Brown.

Or, les colonies de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de l'Île-du-Prince-Édouard envisageaient, elles aussi, une fédération des Maritimes et, éventuellement, une union économique avec les autres provinces. La proposition de Brown fut déterminante dans les négociations en faveur d'une confédération des colonies de l'Amérique du Nord britannique. Il s'agissait de créer une confédération dans laquelle il y aurait un gouvernement central pour toutes les provinces, lequel s'occuperait des affaires générales et nationales, et un gouvernement pour chacune des provinces, qui s'occuperait des affaires locales. Le gouvernement de coalition du Canada-Uni se fit inviter en septembre 1864 à Charlottetown (colonie de l'Île-du-Prince-Édouard) à une conférence avec la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, l'Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve. La coalition réussit à intéresser les provinces maritimes et tout le monde se réunit une seconde fois, un mois plus tard, lors de la conférence de Québec. C'est au coours de cette conférence que les négociateurs, qu'on appellera plus tard les « Pères de la Confédération », rédigèrent les « 72 résolutions », lesquelles constitueront la base de la future Constitution canadienne.

De son côté, la Grande-Bretagne commençait à trouver que le Canada coûtait cher au Trésor britannique. Le maintien et le transport des troupes (un contingent de 50 000 hommes) coûtaient au moins deux millions de livres par an, une somme jugée énorme. Les autorités britanniques en vinrent à croire qu'un regroupement des colonies britanniques d'Amérique du Nord réglerait le problème de leurs dépenses. Le secrétaire d'État aux Colonies de 1864 à 1866, Edward Cardwell, indiquait clairement son intention dans cette lettre :

Le gouvernement de Sa Majesté croit fermement qu'il est très souhaitable que toutes les colonies britanniques d'Amérique du Nord acceptent de s'unir pour ne former qu'un seul gouvernement. [...] Les provinces de l'Amérique du Nord britannique sont incapables, séparées et divisées comme elles sont, de faire les préparatifs nécessaires pour établir une défense nationale, tâche qui serait facilement assumée par une seule province réunissant toute la population et toutes les ressources du territoire.

Question linguistique

Lorsqu'en 1864 s'amorcèrent les négociations pour former une confédération des colonies britanniques d'Amérique du Nord, la situation juridico-linguistique se présentait de la façon suivante: dans la « Province du Canada-Uni », qui comprenait le Canada-Ouest et le Canada-Est, le français et l'anglais étaient reconnus comme les langues officielles de la Chambre d'assemblée commune ainsi que devant les tribunaux communs, alors que dans les autres colonies (Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve) l'anglais demeurait l'unique langue utilisée. Du fait que le projet de « confédération » prévoyait un cadre fédéral dans lequel deux ou plusieurs provinces avaient chacune leur gouvernement, deux groupes linguistiques se trouvaient à voir s'accentuer leur statut de minorité. Il s'agissait, d'une part, des Canadiens français déjà devenus minoritaires dans la « province du Canada » (Canada-Ouest et Canada-Est) et qui le deviendront encore davantage lorsque d'autres colonies se joindront à la fédération, d'autre part, des anglophones du Canada-Est, qui se trouveront en quelque sorte « coupés » de leurs compatriotes du Canada-Ouest, puisqu'ils seront inclus dans une province à majorité française.

Parmi les résolutions adoptées à la Conférence de Québec de 1864, une seule concernait la langue. C'était la 46e résolution qui se présentait comme suit :

Les langues anglaise et française pourront être simultanément employées dans les délibérations du Parlement général ainsi que dans la législature du Canada-Est, et aussi dans les cours fédérales et les cours du Canada-Est.

Cette version était quelque peu différente de la proposition originale d'Alexander Tilloch Galt, l'un des négociateurs et défenseurs de la clause concernant le respect des droits scolaires de la minorité protestante du Québec. Le texte de Galt ne faisait allusion qu'aux cours fédérales du Canada-Est, ce qui déplut tout à fait aux Canadiens français. Lorsque le débat s'engagea sur les résolutions du Canada-Est, les francophones firent valoir que cette clause n'offrait guère de garanties et qu'il faudrait remplacer le mot pourront par devront au sujet de la langue du Parlement et de la législature. Leurs revendications ne seront pas inutiles! L'influence de la guerre de Sécession

Entra également dans les discussions du projet confédératif l'épineuse question de la guerre de Sécession, qui faisait alors rage aux États-Unis, puisqu'en ayant commencé en 1861 elle ne se terminera qu'en 1865. La principale cause à l'origine du conflit était l'esclavage qui se pratiquait dans le sud des États-Unis. Cette question intéressait les négociateurs du projet confédératif parce qu'elle touchait les droits et les pouvoirs des États (ou les éventuels pouvoirs des provinces) par rapport aux droits et pouvoirs de l'Union (ou les éventuels pouvoirs du gouvernement fédéral). Macdonald voulut éviter l'éclatement de l'autorité centrale en lui accordant le plus de pouvoirs possibles et en réservant aux provinces le minimum nécessaire à un système fédéral. Il semble que Macdonald ait envisagé le gouvernement central comme un « maître » et les provinces comme des « valets ». À long terme, il espérait rabaisser les gouvernements provinciaux au rang de quasi-municipalités (comme en Nouvelle-Zélande).

Comme le Royaume-Uni et ses colonies d'Amérique du Nord avaient pris position en faveur du Sud dans le conflit, des tensions qui se transformeront bientôt en crises politiques surgirent entre les États-Unis et les colonies britanniques du Nord. Ainsi, la guerre de Sécession eut pour effet de convaincre beaucoup de Canadiens que la Confédération était certainement la voie la plus sûre pour maintenir l'indépendance de l'Amérique du Nord britannique par rapport aux États-Unis; certains hommes politiques croyaient qu'une union des colonies britanniques les protégerait contre une annexion américaine éventuelle.

Du point de vue du Royaume-Uni, une fédération des colonies britanniques d'Amérique du Nord paraissait très séduisante, puisque la nouvelle fédération assumerait enfin seule les coûts de sa propre défense. Le gouvernement britannique fit connaître sa position en décembre 1864 et exerça des pressions auprès des gouverneurs en poste à Halifax (N.-É.), Fredericton (N.-B.), Charlottetown (Î.-P.-É.) et Saint John's (T.-N.); il remplaça un gouverneur récalcitrant en Nouvelle-Écosse, en menaça deux autres à Terre-neuve et à l'Île-du-Prince-Édouard, puis inspira un coup d'État au Nouveau-Brunswick. La stratégie réussit en partie.

Adhésion de quatre provinces

En 1865, les représentants des provinces se réunirent au parlement du Canada-Uni afin de réviser les résolutions constitutionnelles. George-Étienne Cartier, lors de la séance du 7 février 1865, croyait que les différents groupes nationaux du projet confédératif conserveraient leur identité propre. Il déclara :

Dans notre propre fédération, nous aurons des catholiques et des protestants, des Anglais, des Français, des Irlandais et des Écossais, et chacun, par ses efforts et ses succès ajoutera à la prospérité et à la gloire de la nouvelle Confédération [...]. La diversité des races contribuera, croyez-le, à la prospérité commune [...].

Lors du vote, le Canada-Ouest, la colonie la plus en faveur, accepta massivement le projet, le Canada-Est y adhéra de justesse (avec deux voix de majorité, les francophones étant très divisés sur la question) en misant sur l'existence d'un gouvernement provincial, mais rencontra encore de fortes résistances dans les Maritimes. Malgré les pressions du gouvernement britannique, seuls le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse acquiescèrent au projet confédéral.

Toutes ces négociations se déroulèrent sans consultation auprès des populations concernées, alors que le nouveau cadre administratif pouvait les impliquer durant les siècles à venir. D'ailleurs, les réformistes de la Nouvelle-Écosse, avec Joseph Howe (1804-1873) à leur tête, reprochèrent aux « fédéralistes » de ne pas détenir de mandat de la population avant de négocier l'entente. C'est essentiellement John Macdonald qui rédigea la majeure partie de la Constitution. Il confia au juge Gowan de Barrie ce qui suit : « Tout ce qu'il y a de bon ou de mauvais dans la Constitution est de moi ». Macdonald s'était inspiré à la fois du modèle britannique (une monarchie constitutionnelle avec régime parlementaire) et du modèle américain (une fédération impliquant un gouvernement central partageant des compétences avec des gouvernements régionaux).

Finalement, le 8 mai 1867, le Parlement britannique adopta l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (qu'on rebaptisera officiellement en 1982 en Loi constitutionnelle de 1867). La nouvelle Constitution fut sanctionnée par la reine Victoria le 29 mars 1867 et proclamée, à midi, le 1 er juillet 1867. La Confédération entrait donc en vigueur ce 1er juillet avec comme nom officiel le Dominion du Canada. Les habitants du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse en furent très déçus et s'objectèrent, mais ils ne purent légalement rien faire. À la suite des premières élections fédérales, Macdonald et les conservateurs formeront le premier gouvernement du Canada et domineront la scène fédérale durant les trois prochaines décennies. 

Statut des langues dans les autres colonies de l'Amérique du Nord britannique

Les autres colonies qui formaient l'Amérique du Nord britannique — la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brusnwick, l'Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve — n'étaient pas soumises à un quelconque bilinguisme. Les lois constitutionnelles qui furent imposées au Canada-Ouest et au Canada-Est ne concernaient pas les colonies de l'Atlantique. Les Maritimes

Dans les Maritimes, la langue française n'avait aucun statut en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick, bien que les Acadiens y aient été relativement nombreux. La Constitution coloniale de la Nouvelle-Écosse est incluse dans les directives adressées par les autorités britanniques au gouverneur Edward Cornwallis en 1749. Elles consistaient à introduire les lois anglaises dans la colonie et prévoir que la procédure devant les tribunaux serait conforme aux lois de l'Angleterre. C'est qu'au cours des siècles précédents le français est resté la langue des tribunaux de l'Angleterre, et ce, malgré le Statute of Pleading de 1362, qui avait reconnu l'anglais comme seule langue d'usage. Mais depuis 1731, l'emploi de toute autre langue que l'anglais dans la procédure des tribunaux en Angleterre et en Grande-Bretagne était strictement interdit.

Au moment de l'entrée de la Nouvelle-Écosse dans la Confédération canadienne, l'anglais était la langue officielle de la colonie. Aucun texte n'a reconnu quelque statut que ce soit au français, pas même comme « langue de traduction ». La situation juridique était la même au Nouveau-Brunswick, puisqu'en ayant été détaché de la Nouvelle-Écosse en 1784 la Constitution de la province puisait son origine dans les directives du 16 août 1784 au gouverneur Thomas Carlton; celles-ci étaient similaires à celles adressées à Edward Cornwallis pour la Nouvelle-Écosse.

Île-de-Vancouver et Colombie-Britannique

Ce n'est qu'en 1849 que le Royaume-Uni créa formellement la colonie de l'Île-de-Vancouver dans le but de maintenir sa souveraineté dans l'Ouest. À ce moment-là, à part quelques centaines de colons britanniques installés à Fort-Victoria, la région du Pacifique comptait entre 40 000 à 50 000 autochtones. Sur le continent, la population blanche ne dépassait pas les 1000 habitants (des employés de la Compagnie de la Baie d'Hudson), alors que la population amérindienne atteignait les 26 000. Mais le caractère de la région changea considérablement en raison de la ruée vers l'or sur la rivière Fraser en 1858; jusqu'à 30 000 personnes arrivèrent dans la région cette seule année-là. L'afflux était tel que la Grande-Bretagne créa la colonie de Colombie-Britannique sur le continent pour mieux gérer la région. Les deux colonies de l'Ouest étaient gouvernées par un seul représentant britannique. L'anglais devint de facto la langue officielle des deux colonies.

En novembre 1866, Londres procéda unilatéralement à l'union de l'Île-de-Vancouver et de la Colombie-Britannique, considérant qu'il n'y avait pas d'avantages à maintenir deux colonies distinctes. Il faut dire que, en raison de la récession qui suivit la ruée vers l'or, des administrations coloniales séparées représentaient un fardeau financier injustifiable. La nouvelle colonie fusionnée adopta le nom de l'une, la Colombie-Britannique, et la capitale de l'autre, Victoria (sur l'île de Vancouver).

En mars 1867, les réformistes de la Colombie-Britannique réussirent à convaincre le gouverneur Seymour (qui était contre l'union avec le Canada) d'envoyer un télégramme au ministère des Colonies (le Colonial Office) afin de demander d'inscrire dans l'Acte de l'Amérique du Nord britannique une disposition permettant l'entrée éventuelle de la Colombie-Britannique dans la Confédération. De son côté, le Colonial Office y vit un certain intérêt, mais souleva l'obstacle majeur : les milliers de kilomètres de terres (connues sous le nom de Terre de Rupert et Territoire du Nord-Ouest), propriété de la Compagnie de la Baie d'Hudson, qui séparaient la Colombie-Britannique du Canada. Pour ce faire, il fallait acquérir ces terres pour que le Canada puisse s'étendre d'un océan à l'autre.

On envisagea aussi l'annexion aux États-Unis, ce qui apparaissait comme une solution logique. C'est pourquoi l'acquisition de la Terre de Rupert par le Canada en 1869 donnera aux « canadianistes » un argument qui appuiera leur cause d'adhérer au Canada plutôt qu'aux États-Unis. Comme pour les autres colonies britanniques, l'anglais demeurait la langue officielle en vertu des lois de la Grande-Bretagne (devenu officiellement le Royaume-Uni). 

Effets des changements politiques sur les langues

À partir du début du 19e siècle, les anglophones et les francophones avaient atteint l'égalité numérique au Canada-Uni, lequel comprenait deux sections : le Canada-Est (une partie de l'actuelle province de Québec) et le Canada-Ouest (le sud de l'Ontario actuel). Le Canada-Est demeurait la section la plus peuplée avec 697 000 habitants en 1844, dont environ 75 % de francophones, les autres étant des Britanniques, des Écossais, des Irlandais et des Amérindiens. Le Canada-Ouest comptait 450 000 habitants en 1848, dont 2,5 % de francophones, les autres étant très majoritairement d'origine anglo-saxonne (britannique, écossaise, irlandaise et américaine) ou amérindienne.

Ailleurs, la population des colonies de l'Atlantique s'établissait à plus d'un demi-million d'habitants. La Nouvelle-Écosse, qui comptait 202 000 habitants, demeurait la plus peuplée de ces colonies, suivie du Nouveau-Brunswick (156 000 habitants en 1840), de Terre-Neuve (96 000 habitants en 1845) et de l'Île-du-Prince-Édouard (47 000 habitants en 1841). Les récents bouleversements politiques et économiques modifièrent les langues parlées en Amérique du Nord britannique.

L'Ouest, c'est-à-dire la Terre de Rupert, appartient à la Compagnie de la Baie d'Hudson. Il s'agit encore de territoires peuplés d'Amérindiens et de Métis (environ 5000 au total). La présence blanche se limite aux postes de traite de la Compagnie de la Baie d'Hudson, à quelques missions catholiques, anglicanes et méthodistes et à un îlot de peuplement sur les rives de la rivière Rouge, dans le sud de l'actuelle province du Manitoba. 

Langues autochtones

Avant le début des années 1800, époque où de nombreux Amérindiens furent emportés par des épidémies, près de 33 000 autochtones vivaient sur l'actuel territoire des Prairies. Durant plus de 500 ans, la présence européenne a probablement entraîné des pertes de 50 % à 75 % parmi ces populations, bien que certains chercheurs estiment que cette diminution serait plutôt de l'ordre de 90 %. Considérons aussi que les coutumes des populations amérindiennes furent profondément transformées, notamment les habitations, le travail, les vêtements, l'alimentation, etc. Beaucoup de langues amérindiennes, qui avaient été employées durant des milliers d'années, disparurent sans laisser de trace.

Même les lointains Inuits finirent par être touchés par la « civilisation ». Dans la seconde moitié du 19e siècle, quelque 30 000 pêcheurs blancs fréquentaient le Grand Nord. Les maladies s'introduisirent et, jointes aux modifications dans le régime alimentaire traditionnel, elles provoquèrent un brusque déclin de la population inuite. Les conséquences furent désastreuses pour presque toutes les langues autochtones, car elles entraînèrent soit leur régression soit leur disparition. 

Langue française

Pour les francophones, le français vit son espace rétrécir partout dans les colonies de l'Amérique du Nord britannique, sauf dans la « province de Québec » (1763), qui deviendra le Bas-Canada (1791), puis le Canada-Est (1840) avant de redevenir la province de Québec (1867). Commençons par les provinces de l'Atlantique (les Maritimes).

Les Maritimes

Dans les Maritimes, la déportation des Acadiens en 1755 avait vidé la région de la grande majorité des locuteurs de langue française. Techniquement parlant, la déportation constitue une mesure efficace pour réduire ou faire disparaître une langue. Puis beaucoup d'Acadiens revinrent plus tard dans la région. Dans l'ensemble, les données disponibles sur la population acadienne ne nous renseignent que pour la période de 1800 à 1870. Au cours de cette période, la population francophone passa de 8408 en 1803 pour atteindre 87 000 en 1870 (selon le recensement fédéral de 1871). La population atteignait 45 000 au Nouveau-Brunswick, près de 33 000 en Nouvelle-Écosse et moins de 9000 à l'Île-du-Prince-Édouard.

Depuis la cession de l'Acadie à la Grande-Bretagne en 1713, des lois restrictives envers les Acadiens (et les catholiques) entravèrent le développement des francophones, d'abord parce qu'ils étaient catholiques, ensuite parce qu'ils parlaient français. Tout au cours du 19e siècle, la communauté acadienne n'eut aucun statut reconnu et dut s'adapter aux autorités coloniales britanniques. Dans les trois colonies de peuplement (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse et Île-du-Prince-Édouard), les Acadiens firent l'objet d'une constante ségrégation religieuse, linguistique, éducative et politique. Ce n'est qu'à partir de 1830 que certaines lois commencèrent à être abrogées. Aujourd'hui, de telles mesures discriminatoires entraîneraient des poursuites judiciaires sans fin, mais à l'époque ces questions n'embarrassaient pas beaucoup les autorités.

Par exemple, en Nouvelle-Écosse, une loi de 1758 interdit à tout catholique de posséder des terres; il fallut attendre 1783 avant que l'interdiction soit levée, car la loi touchait aussi les Irlandais de langue anglaise. Les catholiques, c'est-à-dire les Acadiens et les Irlandais, se virent imposer de lourdes amendes s'ils ouvraient une école, ce qui perdura jusqu'en 1786. Ils acquirent le droit de vote seulement en 1789 en Nouvelle-Écosse et obtinrent le droit de siéger dans les chambres d'assemblée en 1830. Simon d'Entremont fut le premier Acadien à être élu en 1836 à une chambre d'assemblée, celle de la Nouvelle-Écosse, et il se rangea aussitôt du côté des réformistes.

En éducation, les autorités coloniales néo-écossaises n'accordèrent pas l'égalité en éducation aux Acadiens. Un loi de 1786 interdit à tout catholique d'enseigner aux enfants anglicans de moins de 14 ans. Il fallut attendre en 1826 pour que les Acadiens puissent obtenir des octrois annuels pour leurs écoles. Une loi néo-écossaise de 1841 instaura un système scolaire uniforme en anglais pour toutes les écoles de la colonie, mais l'enseignement du français, de l'écossais, de l'irlandais et de l'allemand était toléré. L'existence de ces écoles demeurait précaire, car elles n'étaient souvent maintenues que par les souscriptions des parents. Chacune des paroisses restait libre de choisir son maître d'école et de fixer son salaire.

Au Nouveau-Brunswick, Armand Landry fut le premier francophone élu en 1846. De façon générale, les Acadiens s'intégrèrent très peu dans les rouages politiques, d'autant plus qu'ils n'avaient pas facilement accès aux services  publics. Le fait qu'ils étaient catholiques ne les a sûrement pas aidés. Avant 1850, les écoles acadiennes étaient pratiquement inexistantes, car les premières lois scolaires étaient très liées à la religion anglicane. La première loi du genre au Nouveau-Brunswick remonte à 1802: elle prévoyait la construction d'écoles anglicanes. Un réseau d'écoles fut organisé à partir de 1816, les Grammar Schools, mais ces écoles étaient réservées aux enfants des propriétaires fonciers, ce qui excluait les Acadiens. Les conflits scolaires commencèrent jusqu'à ce que les communautés religieuses francophones décident d'intervenir et de prendre en mains les écoles. La formation que recevaient les futurs enseignants n'était dispensée qu'en anglais.

À l'Île-du-Prince-Édouard, les Acadiens eurent le droit d'ouvrir leur première école en 1815, à Rustico. Les quelques écoles acadiennes fonctionnèrent sans aide financière du gouvernement jusqu'en 1825. Il n'existait que quelques rares écoles considérées comme inférieures, puisque l'enseignement n'était dispensé qu'en français.

Dans toutes les Maritimes, les entreprises relatives à la forêt et la pêche appartenaient à des entrepreneurs anglais ou anglo-normands (Jersey et Guernesey). L'anglais restait la langue des entreprises (la Robin, les Fruing et les Lebouthiller), mais les travailleurs acadiens utilisaient le français entre eux.

Qualité du français au Canada

Les différences entre le français de France et celui du Canada s'accentuèrent durant le 19e siècle, surtout dans les villes. Toutefois, ces différences, souvent inconnues dans les campagnes, ne suscitèrent pas vraiment des inquiétudes. Les paysans canadiens (appelés « les habitants ») pensaient qu'ils parlaient « le français de France », mais dans les villes les francophones commencèrent à s'interroger.

Pendant que les habitants, les ouvriers et les bûcherons demeuraient unilingues, l'élite francophone, qui gravitait autour des Britanniques, prit conscience de l'omniprésence de la langue anglaise et de la dévalorisation du français, que ce soit dans le monde politique, économique, industriel, etc. De façon générale, le monde rural, que ce soit au Québec ou en Acadie, sauf pour les enclaves anglophones (Outaouais, Cantons de l'Est et Gaspésie), paraissait mieux protégé sur le plan linguistique. Toutefois, au fur et à mesure que le capitalisme pénétrait dans les campagnes, la langue anglaise faisait son entrée. Par exemple, le chemin de fer, la poste et le télégraphe contribuèrent à faire connaître les produits manufacturés et leurs modes d'emploi en anglais.

Après l'union du Canada-Ouest et du Canada-Est en 1840, la vie politique se déroula généralement en anglais. Bien que reconnu presque sur un pied d'égalité avec l'anglais au parlement du Canada-Uni à Kingston, le français se trouvait très dévalorisé dans les faits. Les lois étaient rédigées en anglais, puis traduites en français. Les députés qui s'exprimaient en français ne pouvaient être compris des anglophones, pas plus qu'ils ne comprenaient les interventions de ces derniers. Au Canada-Est (que l'on continuait d'appeler dans l'usage Bas-Canada), l'anglais restait la seule langue de l'administration, des affaires, de l'économie, du commerce et de l'industrie. L'industrialisation du pays entraîna l'arrivée de patrons et de cadres parlant l'anglais, ce qui eut des conséquences dans la connaissance de la nomenclature des lexiques anglais. Ce fut surtout des hommes d'affaires anglophones et des immigrants anglo-écossais qui dominèrent la nouvelle économie. Dès le début du 19e siècle, la langue de travail des patrons fut l'anglais, mais également, comme l'attestent les témoignages de plusieurs visiteurs dont le Français Alexis de Tocqueville (voyage de 1831), celle de l'affichage, et ce, dans toutes les villes du Canada français. Voici un témoignage trouvé dans un journal de Québec, Le Fantasque (un journal satirique qui n'épargnait aucune autorité en place et, pendant la Rébellion de 1837-1838, vaudra la prison à son éditeur, Napoléon Aubin) du 18 novembre 1848 :

L'habitant de la Grande-Bretagne qui arrive dans notre ville ne peut croire que les deux tiers de la population soient d'origine canadienne-française. À chaque pas qu'il fait, il voit la devanture des boutiques et des magasins des enseignes avec ces mots: Dry Goods Store, Groceries Store, Merchant Taylor, Watch and Clock Maker, Boot and Shoe Maker, Wholesale and retail, etc.

Dans les villes, l'anglais commença à envahir la vie économique et sociale. En 1841, la publication du Manuel des difficultés les plus communes de la langue française de Thomas Maguire (qui était d'origine américaine) marqua le début du purisme linguistique, surtout en matière d'anglicismes. L'auteur fit école dans tout le Canada français et plusieurs volumes du même type seront publiés par d'autres dans les années à venir. Différents témoignages de l'époque révèlent l'influence de l'anglais sur le français, d'une part, la prépondérance de l'anglais dans la vie commerciale, d'autre part.

Si les voyageurs étrangers de la seconde moitié du 19e siècle s'imaginaient entendre parler les contemporains de Montcalm, qui a vécu 100 ans plus tôt, cela signifiait simplement que, pour rappeler les mots de lord Durham les francophones du Canada étaient restés « une société vieille et retardataire dans un monde neuf et progressif » :

Les Canadiens français sont restés une société vieille et retardataire dans un monde neuf et progressif. En tout et partout, ils sont demeurés français, mais des Français qui ne ressemblent pas du tout à ceux de France. Ils ressemblent aux Français de l'Ancien Régime.

En 1864, un député français, Ernest Dubergier de Hauranne, vint passer quelque temps au Bas-Canada; il fit la remarque suivante : « Presque toutes les familles de l'aristocratie de Québec ont contracté des alliances avec les Anglais et parlent plus souvent la langue officielle que la langue natale. Le gouvernement en est plein. »

La multiplication des commerces tenus par des anglophones ou des francophones qui les imitaient finira par donner aux villes un visage anglais. De plus, l'essor économique que connut la colonie fit entrer des produits britanniques dans tous les foyers et eut pour résultat de transformer les mentalités pour les adapter aux usages du monde britannique. En fait, l'anglomanie gagna peu à peu les Canadiens, comme elle avait conquis les Acadiens.

Retranchés dans l'agriculture, les paysans continuèrent de parler leur français, sans être trop importunés par l'anglais qui gagnait les villes bas-canadiennes. Cependant, en raison de la reprise des contacts avec la France, les intellectuels canadiens-français prirent conscience que le français des habitants de ce pays n'était pas celui employé en France. Il était devenu un français de plus en plus archaïque et différent. Un Français de passage au Bas-Canada, Théodore Pavie (1850), écrivait à propos de la langue des paysans canadiens :

Ils parlent un vieux français peu élégant; leur prononciation épaisse, dénuée d'accentuation ressemble pas mal à celle des Bas-Normands. En causant avec eux on s'aperçoit bien vite qu'ils ont été séparés de nous avant l'époque où tout le monde en France s'est mis à écrire et à discuter.

En fait, Théodore Pavie constatait simplement, avec ses préjugés, que le français du Canada n'avait pas beaucoup évolué depuis la Conquête. On retrouve d'ailleurs cette constatation dans les écrits de plusieurs voyageurs français tout au long du 19e siècle. Deux témoignages méritent d'être retenus; d'abord, celui de J.-F.-M. Arnault Dudevant (1862) :

L'esprit canadien est resté français. Seulement on est frappé de la forme du langage, qui semble arriéré d'une centaine d'années. Ceci n'a certes rien de désagréable, car si les gens du peuple ont l'accent de nos provinces, en revanche, les gens du monde parlent un peu comme nos écrivains du 18e siècle, et cela m'a fait une telle impression, dès le premier jour, qu'en fermant les yeux je m'imaginais être transporté dans le passé et entendre causer ces contemporains du marquis de Montcalm.

Terminons avec le témoignage d'un autre Français, Henri de Lamothe (Cinq mois chez les Français d'Amérique: Voyage au Canada et à la Rivière-Rouge du Nord , 1875) : « Un isolement de cent ans d'avec la métropole a pour ainsi dire cristallisé jusqu'à ce jour le français du Canada, et lui a fait conserver fidèlement les expressions en usage dans la première moitié du 18e siècle. » En réalité, il n'est pas possible que la langue française parlée au Canada n'ait pu évoluer, mais ces témoignages révèlent certainement que le français canadien était devenu langue archaïsante par rapport à celui de France.

Jusqu'à cette époque, la langue française avait relativement été chargée de connotations positives de l'identité collective des Canadiens français. Cependant, dans les décennies qui vont suivre, la langue commencera à être perçue comme un facteur négatif. Il s'agira alors des premières manifestations de l'image péjorative que les Canadiens français auront d'eux-mêmes. 

L'anglais parlé au Canada

L'anglais parlé au Canada était également différent de celui parlé en Grande-Bretagne. Toutefois, il faut distinguer celui utilisé par les Britanniques de passage au Canada, par exemple les administrateurs et les militaires, de celui employé par les classes paysannes et ouvrières. L'anglais des « vrais » Britanniques qui ne résidaient dans les colonies que pour poursuivre leur carrière était rigoureusement identique à celui de Londres. Ces anglophones, tous imbus de leur mère patrie, étaient généralement des gens instruits (sauf les militaires sans grade) et leur anglais était pour les autres citoyens auréolé de prestige. Cet « anglais d'Angleterre » demeurera présent au Canada jusqu'au 20e siècle.

Pour les paysans, les ouvriers et les pêcheurs, la langue anglaise fut bien différente. Il faut d'abord distinguer deux grandes régions : celles des Maritimes et celle du Haut-Canada ou Canada-Ouest (Ontario).

Les Maritimes

Dans les Maritimes, les loyalistes ont été en nombre réduit et venaient presque tous de la Nouvelle-Angleterre. L'anglais parlé de cette région comprenait plus d'éléments caractéristiques du sud-est de l'Angleterre que celui parlé par les loyalistes établis ailleurs au Canada. L'apport le plus distinctif provient des langues gaéliques telles que l'écossais et l'irlandais, ce qui a donné à l'« anglais de l'Atlantique » un caractère particulier. L'anglais des colonies de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de l'Île-du-Prince-Édouard s'imprégna de mots et d'expressions courantes de l'écossais et, dans une moindre mesure, de l'irlandais. C'est pourquoi un certain nombre de mots de ces régions se rapportent à la pêche (fiddler : « petit saumon », flake : « plateforme de séchage », lolly : « glace molle »). On note aussi pour certains mots des prononciations particulières assez éloignées de l'anglais standard (celui de Londres), aujourd'hui tombées en désuétude.

Quant à l'anglais de Terre-Neuve, il était devenu au 19e siècle beaucoup plus différent, car il paraissait très archaïsant par rapport aux autres formes d'anglais. Il faut se rappeler que l'anglais parlé dans l'île est le produit de 300 ans d'isolement et était devenu un parler très régionalisé issu, d'une part, de l'irlandais, d'autre part, de l'anglais du sud-ouest de l' Angleterre, lequel s'écartait déjà au départ de l'anglais londonien. L'anglais de Terre-Neuve se distinguait à la fois par sa grammaire, par sa prononciation et par son vocabulaire ancien. En ce sens, il s'apparentait au français des régions rurales du Québec et de l'Acadie (provinces de l'Atlantique) caractérisé par un parler archaïsant.

Le Canada-Ouest (Ontario)

Enfin, l'anglais des classes populaires du Canada-Ouest (qui deviendra bientôt l'Ontario) était celui des loyalistes américains. Il ressemblait à l'anglais américain du nord des États-Unis. Les différences entre l'anglais américain et l'anglais du Canada-Ouest paraissaient sans doute subtiles, mais elles constituaient un parler britannico-américain relativement distinctif. Les nombreux immigrants venus s'installer dans cette région du Canada assimileront cette forme d'anglais qui se propagera ensuite dans l'Ouest.

Bref, au 19e siècle, le français et l'anglais parlés dans les zones rurales du Canada étaient des variétés linguistiques distinctes de celles parlées en Grande-Bretagne et en France, avec des éléments archaïsants dans l'Est (Québec et Maritimes), alors que les formes standards n'étaient utilisées que par les classes instruites, les usages les plus particuliers étant le fait du Québec rural, de l'Acadie et de Terre-Neuve.

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